— Damon, dit-elle d’une voix à peine audible. Oh, non ! Andrew, aidez-moi…
Ses doigts agrippèrent ceux d’Andrew, et instantanément, leurs esprits s’unirent comme ils l’avaient fait auparavant.
Puis, dans un nouveau choc électrique, ils se trouvèrent dans une immense cavité, partiellement éclairée, au fond de laquelle brillait, d’un éclat pénible, une gemme semblable à la pierre-étoile. Mais celle-ci était énorme et brillante comme un arc électrique, et faisait mal aux yeux. Damon se dirigeait vers elle, et il paraissait minuscule. L’esprit d’Andrew vint se placer derrière les yeux de Damon, à travers lesquels il vit une créature accroupie derrière la grosse matrice. Ses pattes étaient noircies, ses moustaches roussies, et en plusieurs endroits, la fourrure avait été brûlée. Damon leva son épée…
Et se retrouva dans le surmonde, en face du grand chat qui le dominait d’un air majestueux et menaçant. Plus haut qu’un arbre, il le foudroyait de son regard rougeoyant, semblable à des braises, et il emplit l’air d’un grondement féroce. Il leva une patte, et Damon frémit, conscient qu’un seul coup de patte le réduirait à l’impuissance…
Callista poussa un cri, et deux chiens géants – l’un énorme, avec une gueule de taureau, l’autre élancé et nerveux –, munis de crocs étincelants, se jetèrent à la gorge du grand chat et se mirent à le harceler en grondant. Andrew et Callista ! Sans prendre le temps de réfléchir, Damon retomba dans son corps et se mit à courir, dressant son épée. Il se précipita sur la créature prostrée, pendant que le bourdonnement devenait presque un hurlement qui emplissait l’air, accompagné d’un mélange de jappements et de sifflements rageurs. Damon, les mains en feu, faillit lâcher l’épée. Mais il la retint de toutes ses forces, et la passa à travers le corps de l’homme-chat.
Ce dernier se tordit en hurlant. L’énorme matrice s’embrasa et se mit à cracher des étincelles et d’énormes flammes. Puis, brusquement, toutes les lumières moururent, et le silence se fit dans la grotte sombre où l’on ne voyait plus que la lueur de la pierre-étoile de Callista. Tous trois s’étaient regroupés, et Callista se cramponnait aux deux hommes, secouée de sanglots. À leurs pieds était étendue une forme noircie qui empestait la fourrure brûlée et dans laquelle il était difficile de reconnaître un homme-chat.
La grande matrice était encore là, dans son support. Elle avait perdu tout son éclat et luisait comme un simple morceau de verre. Elle roula, tomba sur le sol rocheux avec un léger tintement, et se brisa.
12
— Que va-t-il se passer dans la contrée des ténèbres, maintenant ? demanda Andrew, comme ils chevauchaient lentement dans le crépuscule, en direction d’Armida.
— Je ne sais pas vraiment, répondit Damon.
Il était très fatigué et abattu, mais il avait le cœur paisible.
Ils avaient trouvé de la nourriture et du vin dans les grottes – apparemment, les hommes-chats ne s’étaient pas donné la peine d’explorer les étages inférieurs – et avaient mangé à leur faim. Ils avaient aussi trouvé des vêtements et de grandes couvertures de fourrure. À leur vue, Callista avait frémi et avait dit que pour rien au monde elle n’en porterait. Damon avait donc donné la cape fourrée à Eduin et avait enveloppé la jeune fille du gros manteau de laine du garde.
Elle chevauchait maintenant sur le devant de la selle d’Andrew qui l’enlaçait, appuyant la joue contre ses cheveux. Le tableau remplit Damon du désir de retrouver Ellemir, mais il se dit qu’il avait le temps. Se rappelant la question d’Andrew, il décida d’y répondre, bien qu’il ne fût pas sûr qu’Andrew l’entendrait.
— Maintenant que la matrice est détruite, les hommes-chats n’ont plus d’armes bizarres pour causer l’obscurité et semer la terreur. Nous pouvons envoyer des soldats contre eux et les réduire. Les villageois, ou du moins la plupart d’entre eux, guériront une fois que l’obscurité aura disparu et qu’ils n’auront plus rien à craindre.
En dessous, dans la vallée, Damon apercevait les lumières d’Armida. Il se demanda si Ellemir savait qu’il rentrait, que Callista était sauve et que la contrée des ténèbres n’existait plus. Il sourit légèrement. Le vieil homme ne devait plus se tenir d’impatience, avide d’apprendre ce qui s’était passé depuis qu’il avait perdu contact avec Damon. Dom Esteban pensait probablement que Damon s’était fait mettre en pièces en quelques secondes. Eh bien, il aurait une surprise agréable en voyant qu’il n’en était rien ! Et Dom Esteban allait avoir besoin de quelques surprises agréables de plus pour compenser l’inévitable choc qu’il recevrait en apprenant la relation existant entre Andrew et Callista. Ce ne serait pas un moment réjouissant, mais le vieil homme avait une dette envers eux, et Damon se dit qu’il lui forcerait la main jusqu’à ce qu’il cède. Il réalisa avec un profond plaisir qu’il attendait ce moment avec impatience, car il n’avait plus peur de son oncle. Il n’avait plus peur de rien. Il sourit, et ralentit l’allure pour attendre Eduin et Rannan qui partageaient la même monture – Rannan ayant cédé son cheval à Andrew et à Callista.
Andrew ne remarqua pas que Damon s’était éloigné. Il ne sentait que la chaleur de Callista, et son cœur était si plein de bonheur qu’il pouvait à peine penser.
— Avez-vous froid, mon amour ? murmura-t-il. Elle se blottit contre lui.
— Un peu, dit-elle avec tendresse. Ce n’est rien.
— On n’en a plus pour très longtemps. Bientôt vous serez au chaud, et Ellemir s’occupera de vous.
— Je préfère mourir de froid à l’air libre qu’être au chaud dans ces horribles grottes puantes ! Oh, les étoiles, dit-elle avec extase.
Il serra les bras autour d’elle.
— Ça ne va pas être facile. Mon père sera furieux. Pour lui, je suis une gardienne, pas une femme. Et il sera fâché que je décide d’abandonner mon poste pour me marier. Ce sera d’autant plus difficile que vous êtes terrien.
Elle sourit et se blottit encore plus près.
— Eh bien ! il n’aura qu’à s’y faire. Leonie, au moins, sera de notre côté.
Est-ce que ce sera si simple ? se demanda Andrew. Il allait devoir envoyer un message à la cité de commerce pour apprendre à ses employeurs qu’il était encore en vie – ça, c’était facile – et qu’il ne rentrerait pas, ce qui était déjà moins facile. Le nouveau talent qu’il s’était découvert… eh bien, il faudrait qu’il apprenne à s’en servir. Après ça, qui sait ? Il devait bien y avoir quelque chose à faire pour rapprocher le jour où Terriens et Ténébrosiens ne se considéreraient plus comme des espèces différentes.
Il n’était pas possible qu’ils soient si différents. Les noms semblaient le prouver. Callista, Damon, Eduin, Caradoc, Esteban. Il voulait bien croire à une coïncidence, mais seulement jusqu’à un certain point. Il avait beau ne pas être linguiste, il ne pouvait pas accepter que deux espèces aient pu inventer des noms aussi semblables. Même « Ellemir » avait une consonance familière : la première fois qu’il l’avait entendu, il avait cru comprendre « Eléonore ». C’étaient non seulement des noms terriens, mais des noms d’Europe occidentale, du temps où il existait encore des distinctions régionales sur la Terre.
Et pourtant, l’Empire terrien n’avait découvert cette planète qu’une centaine d’années auparavant, et la construction de la cité de commerce datait de moins de cinquante ans. Malgré le peu qu’il savait de Ténébreuse, il se rendait bien compte que son histoire remontait plus loin que celle de l’Empire.
Alors, quelle était la réponse ? Il avait entendu des récits de « vaisseaux perdus » qui avaient décollé de la Terre même, avant la création de l’Empire, plusieurs milliers d’années auparavant. Ces vaisseaux avaient disparu sans laisser de trace. La plupart d’entre eux étaient tenus pour détruits – c’étaient en ces temps-là des engins ridicules qui fonctionnaient à l’aide de primitifs réacteurs atomiques, ou propulsés par une réaction matière-antimatière. Mais il se pouvait que l’un d’eux s’en soit sorti. Il acceptait l’idée qu’il ne le saurait probablement jamais, mais il avait toute une vie pour trouver la réponse. De toute façon, quelle importance cela avait-il ?