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— Dangereux, dit-il enfin, et de mauvaise réputation. Une malédiction le couvre. On l’appelle maintenant la contrée des ténèbres. Aucun homme ne veut s’y rendre ou seulement la traverser, à moins qu’il ne puisse faire autrement, et encore, seulement s’il est entouré de protection considérable.

— C’est absurde.

— Vous pouvez vous moquer, monseigneur, vous autres Comyn êtes protégés des Grands Dieux.

Damon soupira.

— Je ne vous croyais pas si superstitieux, Reidel. Vous êtes dans la garde depuis vingt ans, et vous étiez écuyer de mon père. Pensez-vous toujours que nous, les Comyn, soyons différents des autres hommes ?

— Vous avez davantage de chance, dit Reidel, les dents serrées. Maintenant, quand les gens pénètrent dans la contrée des ténèbres, ils n’en sortent plus, ou en reviennent l’esprit égaré. Non, monseigneur, ne riez pas de ce que je vous dis, c’est arrivé au frère de ma mère, voilà deux lunes. Il s’est rendu dans cette contrée pour rendre visite à une pucelle qu’il comptait épouser en secondes noces, car il avait payé le droit d’alliance quand elle n’avait que neuf ans. Il n’est pas revenu quand il aurait dû, et quand ils m’ont dit qu’il avait disparu à jamais dans les ténèbres, moi aussi, j’ai ri et leur ai dit qu’il avait sans doute retardé son retour pour coucher avec la jeune fille et lui faire un enfant. Enfin, un soir, après avoir dépassé de dix jours sa permission, il est revenu à la salle des gardes à Serré, mais son visage – son visage…

Il cessa de chercher ses mots et acheva :

— Il avait l’air de quelqu’un qui a regardé dans le septième enfer de Zandru. Ce qu’il disait n’avait aucun sens, monseigneur. Il divaguait, parlait de grands feux, de mort dans le vent et de jardins abandonnés, et de nourriture ensorcelée qui rendait les gens fous, et de filles qui labouraient son âme comme des chattes-démones. On a envoyé chercher la sorcière pour soigner son esprit, mais avant qu’elle ait eu le temps d’arriver, il s’est affaissé et est mort en délirant.

— Quelque maladie des montagnes et des contreforts, dit Damon.

Mais Reidel secoua la tête.

— Comme vous me l’avez rappelé vous-même, monseigneur, il y a vingt ans que je suis garde dans ces collines, et mon oncle quarante. Je connais les maladies qui frappent les hommes, et celle-là n’en était pas. Je ne connais pas non plus de maladie propre à une seule région. Moi-même, j’ai pénétré dans la contrée des ténèbres, monseigneur, et j’ai vu les jardins et les vergers abandonnés, et les gens qui y vivent actuellement. C’est vrai qu’ils vivent de nourriture ensorcelée, monseigneur. Damon l’interrompit une nouvelle fois.

— De la nourriture ensorcelée ? La sorcellerie n’existe pas, Reidel.

— Appelez ça comme vous voulez, mais cette nourriture n’est faite ni de graines, ni de racines, ni de fruits, ni d’arbres comestibles, monseigneur, ni de chair animale. Je n’ai pas voulu en toucher une miette, et je pense que c’est pour cela que j’en suis revenu indemne. Je l’ai vue venir dans l’air.

— Ceux qui connaissent leur métier, dit Damon, peuvent préparer de la nourriture à partir d’éléments qui paraissent immangeables, Reidel, et c’est sain. Un technicien en matrices – comment expliquer cela ? – décompose la matière chimique qui ne peut être mangée sans danger, et change sa structure de façon qu’elle devienne digeste et nutritive. Ce ne serait pas suffisant pour maintenir une personne en vie pendant des mois, mais cela peut servir pendant quelque temps en cas d’urgence. Je peux faire cela moi-même, et il n’y a pas de sorcellerie là-dedans.

Reidel fronça les sourcils.

— La sorcellerie de votre pierre-étoile…

— Au diable, la sorcellerie, dit Damon avec humeur. Une technique.

— Mais alors, comment se fait-il que personne d’autre que les Comyn ne puissent le faire ?

Damon soupira.

— Je ne sais pas jouer du luth. Mes oreilles et mes doigts n’ont ni le talent inné ni l’entraînement. Mais vous, Reidel, vous êtes né avec de l’oreille, et vos doigts ont été formés dès l’enfance, et c’est pourquoi vous pouvez jouer de la musique à votre gré. C’est la même chose pour nous. Les Comyn naissent avec le don. Comme ce pourrait être le don de la musique. Durant l’enfance, on nous apprend à changer la structure de la matière à l’aide de ces matrices. Je ne peux réaliser que de petites choses. Ceux qui reçoivent une formation plus approfondie peuvent faire beaucoup plus. Il se peut que quelqu’un ait essayé quelques expériences avec de telles imitations de nourriture dans cette contrée, et ne connaissant par la technique à fond, ait mis en œuvre un poison qui rend les gens fous. Mais c’est une affaire pour les gardiennes. Comment se fait-il que personne ne leur ait encore parlé afin qu’elles rétablissent la situation, Reidel ?

— Dites ce que vous voulez, dit le garde. Son visage fermé en disait long.

— La contrée des ténèbres est possédée d’un maléfice, et les honnêtes gens devraient l’éviter. Et maintenant, s’il vous plaît, monseigneur, nous devrions remonter à cheval, si nous voulons atteindre Armida avant la nuit.

— Vous avez raison, dit Damon.

Il se mit en selle et attendit que son escorte se soit rassemblée. Il y avait de quoi réfléchir. Il avait, en effet, entendu des rumeurs au sujet des terres en bordure du pays des hommes-chats, mais rien de tel jusqu’à présent. Était-ce de la superstition, quelque rumeur fondée sur le commérage de gens ignorants ? Non. Reidel, pas plus que son oncle, n’était homme à inventer de telles histoires. C’était un rude soldat depuis vingt ans, et non un homme à se laisser prendre à des chimères. Quelque chose de très tangible avait tué son oncle, et Damon aurait parié que le vieux bonhomme ne s’était pas laissé tuer sans en découdre.

Quand ils parvinrent au sommet de la colline, Damon jeta un regard attentif dans la vallée, guettant la moindre trace de guet-apens. Son impression d’être surveillé, suivi, était à présent devenue une obsession. L’endroit était idéal pour une embuscade, alors qu’ils franchissaient la colline. Mais la route et la vallée s’étendaient devant eux, désertes, sous la lumière voilée du soleil. Damon fronça les sourcils, puis essaya de se décontracter par un effort de volonté. Tu en arrives au point où une ombre te fait sursauter. Ellemir sera bien avancée si tu ne retrouves pas ton calme et ton assurance.

Il porta sa main gantée à la chaîne qui pendait à son cou. Là, enveloppée de soie dans une petite poche de cuir, il sentit la forme solide, l’étrange chaleur de la matrice qu’il portait. La « pierre-étoile », comme l’appelait Reidel, et qui lui avait été donnée après qu’il eut appris à la maîtriser et à l’utiliser, vibrait en harmonie avec son esprit si bien que seul un Ténébrosien – et télépathe du Comyn – pouvait jamais comprendre. Une longue initiation lui avait appris à amplifier les forces magnétiques de son cerveau à l’aide de la curieuse structure cristalline de la pierre. À présent, son esprit se calmait au simple contact de la matrice : c’était le résultat de la longue discipline à laquelle on soumettait les télépathes supérieurement formés.

Raisonnons, se dit-elle. Chaque chose en son temps.

Comme son inquiétude diminuait, il sentit son pouls paisible et la lente euphorie indiquant que son cerveau venait de se mettre à fonctionner au rythme de base, ou rythme « de repos ». Flottant au-dessus de lui-même, il profita de ce moment de répit pour prendre en considération ses craintes et celles de Reidel avec objectivité. Il fallait y réfléchir, bien sûr, mais calmement, sans se baser sur des histoires confuses, et pas en chevauchant. C’était un problème à sonder systématiquement, à partir de faits plutôt que de frayeurs, d’événements plutôt que de commérages.