Un hurlement sauvage lui déchira l’âme, brisant son calme artificiel comme une pierre jetée à travers une vitre. Ce fut un choc pénible, bouleversant. L’impact de la peur et de la douleur dans son esprit lui fit pousser un cri. Au même moment, un hurlement se fit entendre, terrifiant, comme on n’entend que sur les lèvres d’un mourant. Son cheval se mit à ruer. Agrippant toujours le cristal à sa gorge, Damon tira désespérément sur les rênes pour contenir sa monture affolée. L’animal s’arrêta brusquement, tremblant, jarrets tendus, pendant que Damon regardait avec stupeur Reidel glisser lentement de sa selle, écroulé et manifestement mort, une longue entaille à la gorge, d’où le sang jaillissait en une fontaine écarlate.
Et il n’y avait personne à côté de lui ! Une épée venue de nulle part, une griffe d’acier invisible, tranchant la gorge d’un homme qui vivait, qui respirait.
— Aldones ! Maître de la Lumière, délivrez-nous ! murmura Damon en lui-même.
Il étreignit le manche de son couteau, tout en luttant contre la panique. Les quatre gardes se battaient, décrivant avec leurs épées de grands arcs étincelants.
Damon serra le cristal entre ses doigts, luttant silencieusement pour maîtriser l’illusion – car ce ne peut être qu’une illusion ! Lentement, à travers une sorte de voile, il vit des formes indistinctes et étranges, à peine humaines. La lumière semblait briller à travers elles, et ses yeux étaient incapables de fixer l’image, bien qu’il s’efforçât de la garder devant lui.
Et il n’était pas armé ! Et même s’il avait eu une épée, il était loin d’être une fine lame…
Il empoigna les rênes de son cheval, résistant à l’impulsion de se ruer sur les attaquants invisibles. Une fureur noire lui fouetta le sang, mais une vague de raison implacable lui dit froidement que, sans arme, il ne parviendrait qu’à se faire tuer avec ses hommes. Désormais, son devoir envers sa cousine primait. Est-ce que sa maison était assiégée par de telles terreurs invisibles ? Ces créatures étaient-elles, par hasard, embusquées là afin d’empêcher ses parents de venir à son aide ?
Ses hommes se battaient sauvagement contre les assaillants. Damon, tenant toujours la matrice, fit faire volte-face à son cheval qui s’élança et s’éloigna de l’ennemi au grand galop, dévalant la colline. Il porta la main à sa gorge. Après tout, quelque lame invisible pouvait très bien faire irruption dans l’air et lui trancher la tête. Derrière lui, les cris rauques de ses gardes lui déchiraient le cœur et l’âme. Il chevauchait tête baissée, en serrant son manteau contre lui, comme si effectivement des démons le poursuivaient. Il ne ralentit pas l’allure jusqu’à ce qu’il fît halte, son cheval tremblant et ruisselant de sueur, sa propre respiration arrivant par halètements inégaux et pénibles, au pied de la colline suivante, une lieue en dessous de l’embuscade, et qu’il vît au-dessus de lui les hautes portes d’Armida.
Il descendit de cheval et sortit le cristal de son étui de cuir et de l’enveloppe de soie. Nue, elle aurait pu nous sauver la vie à tous, pensa-t-il, regardant avec désespoir la pierre bleue à l’intérieur de laquelle s’enroulaient des rayons de feu. Ses pouvoirs télépathiques, amplifiés énormément par les champs magnétiques de la matrice, auraient pu maîtriser l’illusion. Ses hommes auraient eu à se battre, mais contre des adversaires visibles, en combat égal. Il inclina la tête. On ne portait jamais une matrice nue. Les vibrations résonnantes devaient être isolées de ce qui l’environnait. De toute façon, ses hommes auraient été tués, et lui aussi, avant qu’il ait pu la dégager de sa protection.
Il remit en soupirant le cristal dans sa pochette, caressa le flanc de son cheval épuisé et, sans le remonter, pour éviter davantage d’efforts à l’animal tremblant et essoufflé, il le mena lentement vers la porte. Armida n’était pas assiégée, semblait-il. La cour était vide et paisible sous le soleil couchant, et les brumes nocturnes commençaient à descendre des collines d’alentour. Des serviteurs se précipitèrent pour s’occuper du cheval et poussèrent des cris alarmés à la vue de Damon.
— Avez-vous été poursuivi ? Seigneur Damon, où est votre escorte ?
Damon secoua la tête lentement, sans essayer de répondre.
— Plus tard, plus tard. Soignez mon cheval et ne le laissez boire que lorsqu’il aura moins chaud. Il a galopé trop longtemps. Envoyez chercher la dame Ellemir et dites-lui que je suis là.
Si cette mission n’est pas de la plus grande importance, se dit-il avec mécontentement, nous allons nous quereller. Quatre de mes fidèles gardes ont trouvé une mort atroce. Et pourtant, je ne vois ni siège ni émeute.
Puis il prit conscience du calme sinistre qui régnait dans la cour. Les taches qu’il voyait sur le pavé étaient sûrement des taches de sang… Une inquiétude sourde, un pénible malaise – qu’il savait être dans son esprit, qu’il sentait venir de quelque chose d’autre que le niveau physique où il se trouvait – s’insinuaient lentement en lui.
Il leva les yeux pour voir qu’Ellemir Lanart était devant lui.
— Cousin, dit-elle d’une voix à peine perceptible, j’ai entendu quelque chose, pas assez pour être certaine. Je pensais que c’était toi, aussi…
Sa voix se brisa, et elle se jeta dans ses bras.
— Damon ! Damon ! Je croyais que tu étais mort, toi aussi !
Damon tenait la jeune fille avec douceur, caressant les épaules tremblantes. Ellemir laissa tomber sa tête flamboyante contre lui. Puis elle soupira, luttant pour retrouver son calme, et releva la tête. Elle était grande et élancée, et ses cheveux couleur de feu la proclamaient membre de la caste de télépathes à laquelle appartenait Damon. Elle avait les traits fins, les yeux bleu vif.
— Ellemir, que s’est-il passé ici ? demanda-t-il, sentant son appréhension augmenter. Avez-vous été attaqués ?
Elle baissa la tête.
— Je ne sais pas, dit-elle. Tout ce que je sais, c’est que Callista a disparu.
— Disparu ? Au nom du ciel, que veux-tu dire ? Enlevée par des bandits ? Échappée ? Enfuie avec un homme ?
Au moment même où il prononçait ces paroles, il se rendit compte que c’était de la folie. La sœur jumelle d’Ellemir, Callista, était une gardienne, une de ces femmes entraînées à manier et à contrôler la puissance d’un cercle de télépathes spécialisés. Les gardiennes étaient vouées à la virginité, et entourées d’une crainte telle qu’aucun Ténébrosien sain d’esprit n’eût osé lever les yeux sur l’une d’elles.
— Ellemir, dis-moi ! Je la croyais en sûreté à la tour d’Arilinn. Où ? Comment ?
Ellemir tâchait à grand-peine de se contrôler.
— Ne restons pas ainsi à la porte pour parler, dit-elle en se dégageant.
Damon la laissa aller avec regret – il avait trouvé agréable qu’elle appuie la tête contre son épaule. Il ne pouvait croire qu’une telle pensée lui vînt en un tel moment et, résistant à l’envie de toucher légèrement la main d’Ellemir, il suivit la jeune femme d’un pas tranquille dans la grande salle. Mais à peine fut-elle à l’intérieur qu’elle se tourna vers lui.
— Elle était en visite ici, dit-elle d’une voix tremblante. La dame Leonie songe à se démettre de ses fonctions de gardienne, et Callista doit prendre sa place dans la tour. Mais Callista est d’abord venue me rendre visite, espérant me convaincre de venir à Arilinn et d’y rester avec elle pour qu’elle ne se sente pas si terriblement seule ; en tout cas, pour me voir avant d’être obligée de s’isoler pour organiser le Cercle de la tour. Tout allait bien, bien qu’elle m’ait paru mal à l’aise. Je ne suis pas une télépathe exercée, Damon, mais Callista et moi sommes jumelles, et nos esprits peuvent communiquer, un peu, que nous le voulions ou non. Alors, j’ai senti son inquiétude, mais elle m’a simplement dit qu’elle avait eu des cauchemars de chats-démons et de jardins abandonnés et de fleurs mourantes. Puis l’autre jour…