Le visage d’Ellemir pâlit et, sans qu’elle s’en rendît compte, elle prit la main de Damon, la serrant avec désespoir, comme pour s’appuyer de tout son poids sur lui.
— Je me suis réveillée en l’entendant crier. Mais personne d’autre n’avait entendu aucun son, pas même un murmure. Quatre de nos gens étaient étendus, morts, dans la cour, et parmi eux – parmi eux se trouvait notre vieille nourrice Bethiah. Elle avait nourri Callista de son lait et elle dormait toujours sur une couchette au pied de son lit, et elle gisait là, à peine encore en vie, les yeux – les yeux arrachés comme par des griffes.
Ellemir sanglotait à présent.
— Et Callista avait disparu ! disparu, et je ne pouvais pas l’atteindre, je ne pouvais même pas atteindre son esprit ! Ma jumelle, et elle était partie, comme si Avarra l’avait subitement envoyée vivante dans un autre monde. Damon raffermit sa voix avec peine.
— Penses-tu qu’elle soit morte, Ellemir ? Elle soutint son regard avec gravité.
— Je ne le pense pas. Je ne l’ai pas sentie mourir, et ma jumelle ne pourrait pas mourir sans que je partage un peu sa mort. Quand notre frère Coryn est mort en tombant d’une aire alors qu’il attrapait des faucons, Callista et moi l’avons senti passer de vie à trépas. Et Callista est ma sœur jumelle. Elle est en vie !
Finalement, la voix d’Ellemir se brisa, et elle se mit à sangloter incontrôlablement.
— Mais où ? Où ? Elle est partie, partie, partie comme si elle n’avait jamais existé ! Et il n’y a eu que de l’ombre depuis. Damon, Damon, que vais-je faire, que vais-je faire ?
3
Il n’aurait jamais cru qu’il pût être aussi difficile de descendre la montagne. Toute la journée, Andrew Carr avait peiné au milieu de rochers pointus et coupants. Il avait essayé de retrouver l’avion pour y récupérer de la nourriture, des vêtements chauds et les insignes de ses camarades, mais en voyant les débris écrasés au fond d’un ravin, il avait abandonné tout espoir d’y parvenir. À présent, la nuit tombait et la neige recommençait à tourbillonner légèrement. Andrew se pelotonna dans son épais manteau de fourrure et suça ses derniers bonbons. Il scruta l’horizon, espérant apercevoir des lumières ou quelque autre signe de vie. Il devait y en avoir. Cette planète avait une population dense. Mais dans les montagnes, il devait y avoir des kilomètres ou même des centaines de kilomètres entre chaque région habitée. Il vit enfin quelques lueurs pâles à l’horizon, un groupe de lumières qui pouvait être une ville ou un village. Le seul problème était de l’atteindre. Cela allait être difficile. Il n’avait aucune connaissance des bois, encore moins des techniques de survie. Finalement, se rappelant quelque chose qu’il avait lu, il s’ensevelit à moitié sous un amas de feuilles mortes et se recouvrit la tête d’un pan du manteau. Il n’arrivait pas à lutter efficacement contre le froid et la faim, et bien que sa pensée s’attardât parfois douloureusement sur des visions de nourriture, il parvint à s’endormir. Il dormit difficilement, se réveillant presque toutes les heures à cause du froid, mais il dormit. Et pas une fois il n’aperçut, dans ses rêves confus, le visage de la jeune fille fantomatique.
Pendant les deux jours qui suivirent, Andrew dut se frayer un chemin au milieu de broussailles épineuses, et se perdit par deux fois dans un vallon boisé avant d’atteindre le versant opposé. Du fond de la vallée, il n’y avait aucun moyen de s’assurer de la direction à prendre, et Andrew ne vit aucun signe d’habitation humaine ou autre. Une fois, il trouva les restes extrêmement délabrés d’une clôture en bois et perdit deux heures à la longer – la présence d’une enceinte indiquant généralement l’existence de choses à maintenir à l’intérieur (ou à l’extérieur). Mais ses recherches ne le menèrent qu’à un enchevêtrement de plantes grimpantes desséchées, et Andrew en conclut que, quel que fût le bétail qui avait occupé les lieux autrefois, les animaux et leur gardien étaient partis depuis bien longtemps.
Près de l’endroit où il avait découvert la clôture, Andrew remarqua le lit d’un ruisseau à sec et il présuma qu’il pouvait le suivre. Les civilisations, en particulier sur les terres arables, s’installent toujours le long des cours d’eau, et Andrew voulut croire que cette planète-ci ne serait pas une exception. Ce ruisseau le mènerait hors des collines et probablement jusqu’à la demeure des créatures qui avaient construit l’enceinte. Mais après quelques kilomètres, le lit du ruisseau s’interrompait, bloqué par une chute de pierres. Andrew eut beau faire, il n’en put retrouver la trace de l’autre côté. C’était peut-être la raison pour laquelle les constructeurs de la clôture avaient emmené leur bétail ailleurs.
Vers la fin du second jour, il trouva un arbre noueux duquel pendaient quelques fruits desséchés. Ceux-ci ressemblaient à des pommes et en avaient le goût. Ils étaient durs et secs, mais mangeables. Andrew en mangea une grande partie et garda le reste pour plus tard. Il se sentait malheureux et frustré : il y avait probablement d’autres aliments comestibles autour de lui dans la forêt, comme l’écorce de certains arbres, ou les champignons qui poussaient sur des morceaux de bois mort. L’ennui était qu’il ne pouvait reconnaître les plantes comestibles des plantes vénéneuses, et y penser ne faisait que le tourmenter inutilement.
Tard dans la nuit, tandis qu’Andrew cherchait un endroit où dormir à l’abri du vent, la neige se remit à tomber avec une persistance qui le remplit d’appréhension. Il avait entendu parler des blizzards de ces collines, et l’idée de se retrouver dans la tourmente, sans nourriture, ni vêtement approprié, ni refuge, le rendait terriblement anxieux. La neige s’était épaissie à une telle rapidité qu’il pouvait difficilement voir à deux pieds devant lui et que ses souliers étaient devenus d’énormes paquets de boue raidis par le froid.
C’est la fin, se dit-il. C’était déjà la fin quand l’avion s’est écrasé, seulement je n’ai pas eu le bon sens de l’admettre.
J’aurais pu m’en tirer s’il avait fait beau, mais maintenant c’est fichu !
À présent, la seule chose à faire était de trouver un endroit confortable, de préférence à l’abri du vent qui hurlait dans les rochers escarpés au-dessus de lui. Ensuite, il n’aurait plus qu’à s’allonger, se mettre à l’aise et s’endormir dans la neige. Et ce serait la fin. Ce coin du monde était tellement désert qu’il faudrait des années avant qu’on ne trouve son corps – par accident – et qu’il serait impossible de savoir s’il s’agissait d’un Terrien ou d’un autochtone.
Bon sang de vent ! Il rugissait comme trente-six tunnels aérodynamiques, comme le chœur des âmes damnées de L’Enfer de Dante. Il créait aussi une curieuse illusion : Andrew avait l’impression qu’une voix lointaine l’appelait.
Étranger ! Étranger !
C’était une hallucination, bien sûr. Personne, dans un rayon de cinq cents kilomètres, ne savait qu’il était là, sauf peut-être la fille fantôme qu’il avait vue lors de l’accident. Qu’elle aille au diable, de toute façon, si elle existait… ce dont il doutait.
Andrew trébucha et s’affala de tout son long dans la neige. Il allait se relever, mais il se dit : Oh, et puis, à quoi bon ? Et il se laissa retomber.