»Cela nous est un exemple du pouvoir des vierges sur les dragons. L’histoire de sainte Marthe nous en fournit une preuve plus certaine encore. Connaissez-vous cette histoire, mon fils Samuel?
— Oui, mon père, répondit Samuel.
Et le bienheureux Maël poursuivit:
— Il y avait, dans une forêt, sur les bords du Rhône, entre Arles et Avignon, un dragon mi-quadrupède et mi-poisson, plus gros qu’un bœuf, avec des dents aiguës comme des cornes et de grandes ailes aux épaules. Il coulait les bateaux et dévorait les passagers. Or, sainte Marthe, à la prière du peuple, alla vers ce dragon, qu’elle trouva occupé à dévorer un homme; elle lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit facilement à la ville.
»Ces deux exemples m’induisent à penser qu’il convient de recourir au pouvoir de quelque vierge pour vaincre le dragon qui sème l’épouvante et la mort dans l’île d’Alca.
»C’est pourquoi, mon fils Samuel, ceins tes reins et va, je te prie, avec deux de tes compagnons, dans tous les villages de cette île, et publie partout qu’une vierge pourra seule délivrer l’île du monstre qui la dépeuple.
»Tu chanteras des cantiques et des psaumes, et tu diras:
»—O fils des pingouins, s’il est parmi vous une vierge tres pure, qu’elle se lève et que, armée du signe de la croix, elle aille combattre le dragon!
Ainsi parla le vieillard, et le jeune Samuel promit d’obéir. Dès le lendemain, il ceignit ses reins et partit avec deux de ses compagnons pour annoncer aux habitants d’Alca qu’une vierge était seule capable de délivrer les Pingouins des fureurs du dragon.
Chapitre IX
Le dragon d’Alca (suite)
Orberose aimait son époux, mais elle n’aimait pas que lui. À l’heure ou Vénus s’allume dans le ciel pâle, tandis que Kraken allait répandant l’effroi sur les villages, elle visitait, en sa maison roulante, un jeune berger des Dalles, nommé Marcel, dont la forme gracieuse enveloppait une infatigable vigueur. La belle Orberose partageait avec délices la couche aromatique du pasteur. Mais, loin de se faire connaître à lui pour ce qu’elle etait, elle se donnait le nom de Brigide et se disait la fille d’un jardinier de la baie des Plongeons. Lorsque échappée à regret de ses bras, elle cheminait, à travers les prairies fumantes, vers le rivage des Ombres, si d’aventure elle rencontrait quelque paysan attardé, aussitôt elle déployait ses voiles comme de grandes ailes et s’ecriait:
— Passant, baisse les yeux, pour n’avoir point à dire: Hélas! hélas! malheur à moi, car j’ai vu l’ange du Seigneur.
Le villageois tremblant s’agenouillait le front contre terre. Et plusieurs disaient, dans l’île, que, la nuit, sur les chemins passaient des anges et qu’on mourait pour les avoir vus.
Kraken ignorait les amours d’Orberose et de Marcel, car il était un héros, et les héros ne pénètrent jamais les secrets de leurs femmes. Mais, tout en ignorant ces amours, Kraken en goûtait les précieux avantages. Il retrouvait chaque nuit sa compagne plus souriante et plus belle, respirant, exhalant la volupté et parfumant le lit conjugal d’une odeur délicieuse de fenouil et de verveine. Elle aimait Kraken d’un amour qui ne devenait jamais importun ni soucieux parce qu’elle ne l’apesantissait pas sur lui seul.
Et l’heureuse infidélité d’Orberose devait bientôt sauver le héros d’un grand péril et assurer à jamais sa fortune et sa gloire. Car ayant vu passer dans le crépuscule un bouvier de Belmont, qui piquait ses bœufs, elle se prit à l’aimer plus qu’elle n’avait jamais aimé le berger Marcel. Il était bossu, ses épaules lui montaient par-dessus les oreilles; son corps se balançait sur des jambes inégales; ses yeux torves roulaient des lueurs fauves sous des cheveux en broussailles. De son gosier sortait une voix rauque et des rires stridents; il sentait l’étable. Cependant il lui était beau. «Tel, comme dit Gnathon, a aimé une plante, tel autre un fleuve, tel autre une bête.»
Or, un jour que, dans un grenier du village, elle soupirait étendue et détendue entre les bras du bouvier, soudain des sons de trompe, des rumeurs, des bruits de pas, surprirent ses oreilles; elle regarda par la lucarne et vit les habitants assemblés sur la place du marché, autour d’un jeune religieux qui, monté sur une pierre, prononça d’une voix claire ces paroles:
— Habitants de Belmont, l’abbé Maël, notre père vénéré, vous mande par ma bouche que ni la force des bras ni la puissance des armes ne prévaudra contre le dragon; mais la bête sera surmontée par une vierge. Si donc il se trouve parmi vous une vierge très nette et tout à fait intacte, qu’elle se lève et qu’elle aille au devant du monstre; et quand elle l’aura rencontré, elle lui passera sa ceinture autour du col et le conduira aussi facilement que si c’était un petit chien.
Et le jeune religieux, ayant relevé sa cucule sur sa tête, s’en fut porter en d’autres villages le mandement du bienheureux Maël.
Il était déjà loin quand, accroupie dans la paille amoureuse, une main sur le genou et le menton sur la main, Orberose méditait encore ce qu’elle venait d’entendre. Bien qu’elle craignît beaucoup moins pour Kraken le pouvoir d’une vierge que la force des hommes armés, elle ne se sentait pas rassurée par le mandement du bienheureux Maël; un instinct vague et sûr, qui dirigeait son esprit, l’avertissait que désormais Kraken ne pouvait plus être dragon avec sécurité.
Elle demanda au bouvier:
— Mon cœur, que penses-tu du dragon?
Le rustre secoua la tête:
— Il est certain que, dans les temps anciens, des dragons ravageaient la terre; et l’on en voyait de la grosseur d’une montagne. Mais il n’en vient plus, et je crois que ce qu’on prend ici pour un monstre recouvert d’écailles, ce sont des pirates ou des marchands qui ont emporté dans leur navire la belle Orberose et les plus beaux parmi les enfants d’Alca. Et si l’un de ces brigands tente de me voler mes bœufs, je saurai, par force ou par ruse, l’empêcher de me nuire.
Cette parole du bouvier accrut les appréhensions d’Orberose et ranima sa sollicitude pour un époux qu’elle aimait.
Chapitre X
Le dragon d’Alca (suite)
Les jours s’écoulèrent et aucune pucelle ne se leva dans l’île pour combattre le monstre. Et, dans le moustier de bois, le vieillard Maël, assis sur un banc, à l’ombre d’un antique figuier, en compagnie d’un religieux plein de piété, nommé Régimental, se demandait avec inquiétude et tristesse comment il ne se trouvait point dans Alca une seule vierge capable de surmonter la bête.
Il soupira et le frère Régimental soupira de même. À ce moment le jeune Samuel, venant à passer dans le jardin, le vieillard Maël l’appela et lui dit:
— J’ai médité de nouveau, mon fils, sur les moyens de détruire le dragon qui dévore la fleur de notre jeunesse, de nos troupeaux et de nos récoltes. À cet égard, l’histoire des dragons de saint Riok et de saint Pol de Léon me semble particulièrement instructive. Le dragon de saint Riok était long de six toises; sa tête tenait du coq et du basilic, son corps du bœuf et du serpent; il désolait les rives de l’Elorn, au temps du roi Bristocus. Saint Riok, âgé de deux ans, le mena en laisse jusqu’à la mer où le monstre se noya très volontiers. Le dragon de saint Pol, long de soixante pieds, n’était pas moins terrible. Le bienheureux apôtre de Léon le lia de son étole et le donna à conduire à un jeune seigneur d’une grande pureté. Ces exemples prouvent que, aux yeux de Dieu, un puceau est aussi agréable qu’une pucelle. Le ciel n’y fait point de différence. C’est pourquoi, mon fils, si vous voulez m’en croire, nous nous rendrons tous deux au rivage des Ombres; parvenus à la caverne du dragon, nous appellerons le monstre à haute voix et, quand il s’approchera, je nouerai mon étole autour de son cou et vous le mènerez en laisse jusqu’à la mer où il ne manquera pas de se noyer.