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À ce discours du vieillard, Samuel baissa la tête et ne répondit pas.

— Vous semblez hésiter, mon fils, dit Maël.

Le frère Régimental, contrairement à son habitude, prit la parole sans être interrogé.

— On hésiterait à moins, fit-il. Saint Riok n’avait que deux ans quand il surmonta le dragon. Qui vous dit que neuf ou dix ans plus tard il en eût encore pu faire autant? Prenez garde, mon père, que le dragon qui désole notre île a dévoré le petit Elo et quatre ou cinq autres jeunes garçons. Frère Samuel n’est pas assez présomptueux pour se croire à dix-neuf ans plus innocent qu’eux à douze et à quatorze.

»Hélas! ajouta le moine en gémissant, qui peut se vanter d’être chaste en ce monde où tout nous donne l’exemple et le modèle de l’amour, où tout dans la nature, bêtes et plantes, nous montre et nous conseille les voluptueux embrassements? Les animaux sont ardents à s’unir selon leurs guises; mais il s’en faut que les divers hymens des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, et des reptiles égalent en vénusté les noces des arbres. Tout ce que les païens, dans leurs fables, ont imaginé d’impudicités monstrueuses est dépassé par la plus simple fleur des champs, et si vous saviez les fornications des lis et des roses, vous écarteriez des autels ces calices d’impureté, ces vases de scandale.

— Ne parlez pas ainsi, frère Régimental, répondit le vieillard Maël. Soumis à la loi naturelle, les animaux et les plantes sont toujours innocents. Ils n’ont pas d’âme à sauver; tandis que l’homme….

— Vous avez raison, répliqua le frère Régimental; c’est une autre paire de manches. Mais n’envoyez pas le jeune Samuel au dragon: le dragon le mangerait. Depuis déjà cinq ans Samuel n’est plus en état d’étonner les monstres par son innocence. L’année de la comète, le Diable, pour le séduire, mit un jour sur son chemin une laitière qui troussait son cotillon pour passer un gué. Samuel fut tenté; mais il surmonta la tentation. Le Diable, qui ne se lasse pas, lui envoya dans un songe, l’image de cette jeune fille. L’ombre fit ce que n’avait pu faire le corps: Samuel succomba. À son réveil, il trempa de ses larmes sa couche profanée. Hélas! le repentir ne lui rendit point son innocence.

En entendant ce récit, Samuel se demandait comment son secret pouvait être connu, car il ne savait pas que le Diable avait emprunté l’apparence du frère Régimental pour troubler en leur cœur les moines d’Alca.

Et le vieillard Maël songeait, et il se demandait avec angoisse:

— Qui nous délivrera de la dent du dragon? Qui nous préservera de son haleine? Qui nous sauvera de son regard?

Cependant les habitants d’Alca commençaient à prendre courage. Les laboureurs des Dombes et les bouviers de Belmont juraient que, contre un animal féroce, ils vaudraient mieux qu’une fille, et ils s’écriaient, en se tapant le gras du bras: «Ores vienne le dragon!» Beaucoup d’hommes et de femmes l’avaient vu. Ils ne s’entendaient pas sur sa forme et sa figure, mais tous maintenant s’accordaient à dire qu’il n’était pas si grand qu’on avait cru, et que sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d’un homme. On organisait la défense: vers la tombée du jour, des veilleurs se tenaient à l’entrée des villages, prêts à donner l’alarme; des compagnies armées de fourches et de faux gardaient, la nuit, les parcs où les bêtes étaient renfermées. Une fois même, dans le village d’Anis, de hardis laboureurs le surprirent sautant le mur de Morio; armés de fléaux, de faux et de fourches, ils lui coururent sus, et ils le serraient de près. L’un d’eux, vaillant homme et très alerte, pensa bien l’avoir piqué de sa fourche; mais il glissa dans une mare et le laissa échapper. Les autres l’eussent sûrement atteint, s’ils ne s’étaient attardés à rattraper les lapins et les poules qu’il abandonnait dans sa fuite.

Ces laboureurs déclarèrent aux anciens du village que le monstre leur paraissait de forme et de proportions assez humaines, à part la tête et la queue, qui étaient vraiment épouvantables.

Chapitre XI

Le dragon d’Alca (suite)

Ce jour-là Kraken rentra dans sa caverne plus tôt que de coutume. Il tira de sa tête son casque de veau marin surmonté de deux cornes de bœuf et dont la visière s’armait de crocs formidables. Il jeta sur la table ses gants terminés par des griffes horribles: c’étaient des becs d’oiseaux pêcheurs. Il décrocha son ceinturon où pendait une longue queue verte aux replis tortueux. Puis il ordonna à son page Elo de lui tirer ses bottes et, comme l’enfant n’y réussissait pas assez vite, il l’envoya d’un coup de pied à l’autre bout de la grotte.

Sans regarder la belle Orberose, qui filait la laine, il s’assit devant la cheminée où rôtissait un mouton, et murmura:

— Ignobles Pingouins!… Il n’est pas pire métier que de faire le dragon.

— Que dit mon seigneur? demanda la belle Orberose.

— On ne me craint plus, poursuivit Kraken, Autrefois tout fuyait à mon approche. J’emportais dans mon sac poules et lapins; je chassais devant moi moutons et cochons, vaches et bœufs. Aujourd’hui ces rustres font bonne garde; ils veillent. Tantôt, dans le village d’Anis, poursuivi par des laboureurs armés de fléaux, de faux et de fourches fières, je dus lâcher poules et lapins, prendre ma queue sur mon bras et courir à toutes jambes. Or, je vous le demande, est-ce une allure convenable à un dragon de Cappadoce, que de se sauver comme un voleur, sa queue sur le bras? Encore, embarrassé de crêtes, de cornes, de crocs, de griffes, d’écailles, j’échappai à grand peine à une brute qui m’enfonça un demi-pouce de sa fourche dans la fesse gauche.

Et ce disant, il portait la main avec sollicitude à l’endroit offensé.

Et après s’être livré quelques instants à des méditations amères:

— Quels idiots que ces Pingouins! Je suis las de souffler des flammes au nez de tels imbéciles. Orberose, tu m’entends?…

Ayant ainsi parlé, le héros souleva entre ses mains le casque épouvantable et le contempla longtemps dans un sombre silence. Puis il prononça ces paroles rapides:

— Ce casque, je l’ai taillé de mes mains, en forme de tête de poisson, dans la peau d’un veau marin. Pour le rendre plus formidable, je l’ai surmonté de cornes de bœuf, et je l’ai armé d’une mâchoire de sanglier; j’y ai fait pendre une queue de cheval, teinte de vermillon. Aucun habitant de cette île n’en pouvait soutenir la vue, quand je m’en coiffais jusqu’aux épaules dans le crépuscule mélancolique. À son approche, femmes, enfants, jeunes hommes, vieillards fuyaient éperdus, et je portais l’épouvante dans la race entière des Pingouins. Par quels conseils ce peuple insolent, quittant ses premières terreurs, ose-t-il aujourd’hui regarder en face cette gueule horrible et poursuivre cette crinière effrayante?

Et jetant son casque sur le sol rocheux:

— Péris, casque trompeur! s’écria Kraken. Je jure par tous les démons d’Armor de ne jamais plus te porter sur ma tête.

Et ayant fait ce serment, il foula aux pieds son casque, ses gants, ses bottes et sa queue aux replis tortueux.

— Kraken, dit la belle Orberose, permettez-vous à votre servante d’user d’artifice pour sauver votre gloire et vos biens? Ne méprisez point l’aide d’une femme. Vous en avez besoin, car les hommes sont tous des imbéciles.

— Femme, demanda Kraken, quels sont tes desseins?