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Et la belle Oberose avertit son époux que des moines allaient par les villes et les campagnes, enseignant aux habitants la manière la plus convenable de combattre le dragon; que, selon leurs instructions, la bête serait surmontée par une vierge et que, si une pucelle passait sa ceinture autour du col du dragon, elle le conduirait aussi facilement que si c’était un petit chien.

— Comment sais-tu que les moines enseignent ces choses? demanda Kraken.

— Mon ami, répondit Orberose, n’interrompez donc pas des propos graves par une question frivole…. «Si donc, ajoutèrent ces religieux, il se trouve dans Alca une vierge très pure, qu’elle se lève!» Or, j’ai résolu, Kraken, de répondre à leur appel. J’irai trouver le saint vieillard Maël et lui dirai: «Je suis la vierge désignée par le Ciel pour surmonter le dragon.»

À ces mots Kraken se récria:

— Comment seras-tu cette vierge très pure? Et pourquoi veux-tu me combattre, Orberose? As-tu perdu la raison? Sache bien que je ne me laisserai pas vaincre par toi!

— Avant de se mettre en colère, ne pourrait-on pas essayer de comprendre? soupira la belle Orberose avec un mépris profond et doux.

Et elle exposa ses desseins subtils.

En l’écoutant, le héros demeurait pensif. Et quand elle eut cessé de parler:

— Orberose, ta ruse est profonde, dit-il. Et, si tes desseins s’accomplissent selon tes prévisions, j’en tirerai de grands avantages. Mais comment seras-tu la vierge désignée par le ciel?

— N’en prends nul souci, Kraken, répliqua-t-elle. Et allons nous coucher.

Le lendemain, dans la caverne parfumée de l’odeur des graisses, Kraken tressait une carcasse très difforme d’osier et la recouvrait de peaux effroyablement hérissées, squameuses et squalides. À l’une des extrémités de cette carcasse, la belle Orberose cousit le cimier farouche et la visière hideuse, que portait Kraken dans ses courses dévastatrices, et, à l’autre bout, elle assujettit la queue aux replis tortueux que le héros avait coutume de traîner derrière lui. Et, quand cet ouvrage fut achevé, ils instruisirent le petit Elo et les cinq autres enfants, qui les servaient, à s’introduire dans cette machine, à la faire marcher, à y souffler dans des trompes et à y brûler de l’étoupe, afin de jeter des flammes et de la fumée par la gueule du dragon.

Chapitre XII

Le dragon d’Alca (suite)

Orberose, ayant revêtu une robe de bure et ceint une corde grossière, se rendit au moustier et demanda à parler au bienheureux Maël. Et, parce qu’il était interdit aux femmes d’entrer dans l’enceinte du moustier, le vieillard s’avança hors des portes, tenant de sa dextre la crosse pastorale et s’appuyant de la main gauche sur l’épaule du frère Samuel, le plus jeune de ses disciples.

Il demanda:

— Femme, qui es-tu?

— Je suis la vierge Orberose.

À cette réponse, Maël leva vers le ciel ses bras tremblants.

— Dis-tu vrai, femme? C’est un fait certain qu’Orberose fut dévorée par le dragon. Et je vois Orberose, et je l’entends! Ne serait-ce point, ô ma fille, que dans les entrailles du monstre tu t’armas du signe de la croix et sortis intacte de sa gueule? C’est ce qui me semble le plus croyable.

— Tu ne te trompes pas, mon père, répondit Orberose. C’est précisément ce qui m’advint. Aussitôt sortie des entrailles de la bête, je me réfugiai dans un ermitage sur le rivage des Ombres. J’y vivais dans la solitude, me livrant à la prière et à la méditation et accomplissant des austérités inouïes, quand j’appris par révélation céleste que seule une pucelle pourrait surmonter le dragon, et que j’étais cette pucelle.

— Montre-moi un signe de ta mission, dit le vieillard.

— Le signe c’est moi-même, répondit Orberose.

— Je n’ignore pas le pouvoir de celles qui ont mis un sceau à leur chair, répliqua l’apôtre des Pingouins. Mais es-tu bien telle que tu dis?

— Tu le verras à l’effet, répondit Orberose.

Le moine Régimental s’étant approché:

— Ce sera, dit-il, la meilleure preuve. Le roi Salomon a dit: «Trois choses sont difficiles à connaître et une quatrième impossible, ce sont la trace du serpent sur la pierre, de l’oiseau dans l’air, du navire dans l’eau, de l’homme dans la femme. J’estime impertinentes ces matrones qui prétendent en remontrer en de telles matières au plus sage des rois. Mon père, si vous m’en croyez, vous ne les consulterez pas à l’endroit de la pieuse Orberose. Quand elles vous auront donné leur opinion, vous n’en serez pas plus avancé qu’auparavant. La virginité est non moins difficile à prouver qu’à garder. Pline nous enseigne, en son histoire, que les signes en sont imaginaires ou très incertains[4]. Telle qui porte sur elle les quatorze marques de la corruption est pure aux yeux des anges et telle au contraire qui, visitée par les matrones au doigt et à l’œil, feuillet par feuillet, sera reconnue intacte, se sait redevable de ces bonnes apparences aux artifices d’une perversité savante. Quant à la pureté de la sainte fille que voici, j’en mettrais ma main au feu.

Il parlait ainsi parce qu’il était le Diable. Mais le vieillard Maël ne le savait pas. Il demanda à la pieuse Orberose:

— Ma fille, comment vous y prendrez-vous pour vaincre un animal aussi féroce que celui qui vous a dévorée?

La vierge répondit:

— Demain, au lever du soleil, ô Maël, tu convoqueras le peuple sur la colline, devant la lande désolée qui s’étend jusqu’au rivage des Ombres, et tu veilleras à ce qu’aucun homme pingouin ne se tienne à moins de cinq cents pas des rochers, car il serait aussitôt empoisonné par l’haleine du monstre. Et le dragon sortira des rochers et je lui passerai ma ceinture autour du col, et je le conduirai en laisse comme un chien docile.

— Ne te feras-tu pas accompagner d’un homme courageux et plein de piété, qui tuera le dragon? demanda Maël.

— Tu l’as dit, ô vieillard: je livrerai le monstre à Kraken qui l’égorgera de son épée étincelante. Car il faut que tu saches que le noble Kraken, qu’on croyait mort, reviendra parmi les Pingouins et qu’il tuera le dragon. Et du ventre de la bête sortiront les petits enfants qu’elle a dévorés.

— Ce que tu m’annonces, ô vierge, s’écria l’apôtre, me semble prodigieux et au-dessus de la puissance humaine.

— Ce l’est, répliqua la vierge Orberose. Mais apprends, ô Maël, que j’ai eu révélation que, pour loyer de sa délivrance, le peuple pingouin devra payer au chevalier Kraken un tribut annuel de trois cents poulets, douze moutons, deux bœufs, trois cochons, mil huit cents imaux de blé et les légumes de saison; et qu’en outre, les enfants qui sortiront du ventre du dragon seront donnés et laissés audit Kraken pour le servir et lui obéir en toutes choses.

»Si le peuple pingouin manquait à tenir ses engagements, un nouveau dragon aborderait dans l’île, plus terrible que le premier. J’ai dit.

Chapitre XIII

Le dragon d’Alca (suite et fin)

Le peuple des Pingouins, convoqué par le vieillard Maël, passa la nuit sur le rivage des Ombres, à la limite que le saint homme avait tracée, afin qu’aucun entre les Pingouins ne fût empoisonné par le souffle du monstre.

Les voiles de la nuit couvraient encore la terre, lorsque, précédé d’un mugissement rauque, le dragon montra sur les rochers du rivage sa forme indistincte et portenteuse. Il rampait comme un serpent et son corps tortueux semblait long de quinze pieds. À sa vue, la foule recule d’épouvante. Mais bientôt tous les regards se tournent vers la vierge Orberose, qui, dans les premières lueurs de l’aube, s’avance vêtue de blanc sur la bruyère rose. D’un pas intrépide et modeste elle marche vers la bête qui, poussant des hurlements affreux, ouvre une gueule enflammée. Un immense cri de terreur et de pitié s’élève du milieu des Pingouins. Mais la vierge, déliant sa ceinture de lin, la passe au cou du dragon, qu’elle mène en laisse, comme un chien fidèle, aux acclamations des spectateurs.

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Nous avons cherché vainement cette phrase dans l’Histoire naturelle de Pline. (Édit.)