Crucha était belle, instruite, intelligente; mais elle ne savait pas résister à ses passions.
Voici en quels termes le vénérable Talpa s’exprime, dans sa chronique, au sujet de cette reine illustre:
«La reine Crucha, pour la beauté du visage et les avantages de la taille, ne le cède ni à Sémiramis de Babylone, ni à Pentésilée, reine des Amazones, ni à Salomé, fille d’Hérodiade. Mais elle présente dans sa personne certaines singularités qu’on peut trouver belles ou disgracieuses, selon les opinions contradictoires des hommes et les jugements du monde. Elle a deux petites cornes au front, qu’elle dissimule sous les bandeaux abondants de sa chevelure d’or; elle a un œil bleu et un noir, le cou penché à gauche, comme Alexandre de Macédoine, six doigts à la main droite et une petite tête de singe au-dessous du nombril.
»Sa démarche est majestueuse et son abord affable. Elle est magnifique dans ses dépenses, mais elle ne sait pas toujours soumettre sa raison au désir.
»Un jour, ayant remarqué dans les écuries du palais un jeune palefrenier d’une grande beauté, elle se sentit incontinent transportée d’amour pour lui et lui confia le commandement des armées. Ce qu’on doit louer sans réserve dans cette grande reine, c’est l’abondance des dons qu’elle fait aux églises, monastères et chapelles du royaume, et spécialement à la sainte maison de Beargarden, où, par la grâce du Seigneur, j’ai fait profession en ma quatorzième année. Elle a fondé des messes pour le repos de son âme en si grand nombre que tout prêtre, dans l’Eglise pingouine, est, pour ainsi dire, transformé en un cierge allumé au regard du ciel, afin d’attirer la miséricorde divine sur l’auguste Crucha.»
On peut, par ces lignes et par quelques autres dont j’ai enrichi mon texte, juger de la valeur historique et littéraire des Gesta Pinguinorum. Malheureusement, cette chronique s’arrête brusquement à la troisième année du règne de Draco le Simple, successeur de Gun le Faible. Parvenu à ce point de mon histoire, je déplore la perte d’un guide aimable et sûr.
Durant les deux siècles qui suivirent, les Pingouins demeurèrent plongés dans une anarchie sanglante. Tous les arts périrent. Au milieu de l’ignorance générale, les moines, à l’ombre du cloître, se livraient à l’étude et copiaient avec un zèle infatigable les saintes Écritures. Comme le parchemin était rare, ils grattaient les vieux manuscrits pour y transcrire la parole divine. Aussi vit-on fleurir, ainsi qu’un buisson de roses, les Bibles sur la terre pingouine.
Un religieux de l’ordre de saint Benoît, Ermold le Pingouin, effaça à lui seul quatre mille manuscrits grecs et latins, pour copier quatre mille fois l’évangile de saint Jean. Ainsi furent détruits en grand nombre les chefs d’œuvre de la poésie et de l’éloquence antiques. Les historiens sont unanimes à reconnaître que les couvents pingouins furent le refuge des lettres au moyen âge.
Les guerres séculaires des Pingouins et des Marsouins remplissent la fin de cette période. Il est extrêmement difficile de connaître la vérité sur ces guerres, non parce que les récits manquent, mais parce qu’il y on a plusieurs. Les chroniqueurs marsouins contredisent sur tous les points les chroniqueurs pingouins. Et, de plus, les Pingouins se contredisent entre eux, aussi bien que les Marsouins. J’ai trouvé deux chroniqueurs qui s’accordent; mais l’un a copié l’autre. Un fait seul est certain, c’est que les massacres, les viols, les incendies et les pillages se succédèrent sans interruption.
Sous le malheureux prince Bosco IX, le royaume fut à deux doigts de sa ruine. À la nouvelle que la flotte marsouine, composée de six cents grandes nefs, était en vue d’Alca, l’évêque ordonna une procession solennelle. Le chapitre, les magistrats élus, les membres du parlement et les clercs de l’université vinrent prendre dans la cathédrale la châsse de sainte Orberose et la promenèrent tout autour de la ville, suivis du peuple entier qui chantait des hymnes. La sainte patronne de la Pingouinie ne fut point invoquée en vain; cependant les Marsouins assiégèrent la ville en même temps par terre et par mer, la prirent d’assaut et, durant trois jours et trois nuits, y tuèrent, pillèrent, violèrent et incendièrent avec l’indifférence qu’engendre l’habitude.
On ne saurait trop admirer que, durant ces longs âges de fer, la foi ait été conservée intacte parmi les Pingouins. La splendeur de la vérité éblouissait alors les âmes qui n’étaient point corrompues par des sophismes. C’est ce qui explique l’unité des croyances. Une pratique constante de l’Église contribua sans doute à maintenir cette heureuse communion des fidèles: on brûlait immédiatement tout Pingouin qui pensait autrement que les autres.
Chapitre IV
Les lettres: Johannès Talpa
C’est sous la minorité du roi Gun que Johannès Talpa, religieux de Beargarden, composa, dans le monastère où il avait fait profession dès l’âge d’onze ans et dont il ne sortit jamais un seul jour de sa vie, ses célèbres chroniques latines en douze livres De Gestis Pinguinorum.
Le monastère de Beargarden dresse ses hautes murailles sur le sommet d’un pic inaccessible. On n’y découvre alentour que les cimes bleues des monts, coupées par les nuées.
Quand il entreprit de rédiger les Gesta Pinguinorum, Johannès Talpa était déjà vieux. Le bon moine a pris soin de nous en avertir dans son livre. «Ma tête a perdu depuis longtemps, dit-il, la parure de ses boucles blondes et mon crâne est devenu semblable à ces miroirs de métal convexes, que consultent avec tant d’étude et de soins les dames pingouines. Ma taille, naturellement courte, s’est, avec les ans, abrégée et recourbée. Ma barbe blanche réchauffe ma poitrine.»
Avec une naïveté charmante, Talpa nous instruit de certaines circonstances de sa vie et de quelques traits de son caractère. «Issu, nous dit-il, d’une famille noble et destiné dès l’enfance à l’état ecclésiastique, on m’enseigna la grammaire et la musique. J’appris à lire sous la discipline d’un maître qui s’appelait Amicus et qui eût été mieux nommé Inimicus. Comme je ne parvenais pas facilement à connaître mes lettres, il me fouettait de verges avec violence, en sorte que je puis dire qu’il m’imprima l’alphabet en traits cuisants sur les fesses.»
Ailleurs Talpa confesse son inclination naturelle à la volupté. Voici en quels termes expressifs: «Dans ma jeunesse, l’ardeur de mes sens était telle que, sous l’ombre des bois, j’éprouvais le sentiment de bouillir dans une marmite plutôt que de respirer l’air frais. Je fuyais les femmes. En vain! puisqu’il suffisait d’une sonnette ou d’une bouteille pour me les représenter.»
Tandis qu’il rédigeait sa chronique, une guerre effroyable, à la fois étrangère et civile, désolait la terre pingouine. Les soldats de Crucha, venus pour défendre le monastère de Beargarden contre les barbares marsouins, s’y établirent fortement. Afin de le rendre inexpugnable, ils percèrent des meurtrières dans les murs et enlevèrent de l’église la toiture de plomb pour en faire des balles de fronde. Ils allumaient, à la nuit, dans les cours et les cloîtres, de grands feux auxquels ils rôtissaient des bœufs entiers, embrochés aux sapins antiques de la montagne; et, réunis autour des flammes, dans la fumée chargée d’une odeur de résine et de graisse, ils défonçaient les tonneaux de vin et de cervoise. Leurs chants, leurs blasphèmes et le bruit de leurs querelles couvraient le son des cloches matinales.
Enfin, les Marsouins, ayant franchi les défilés, mirent le siège autour du monastère. C’étaient des guerriers du Nord, vêtus et armés de cuivre. Ils appuyaient aux parois de la roche des échelles de cent cinquante toises qui, dans l’ombre et l’orage, se rompaient sous le poids des corps et des armes et répandaient des grappes d’hommes dans les ravins et les précipices; on entendait, au milieu des ténèbres, descendre un long hurlement, et l’assaut recommençait. Les Pingouins versaient des ruisseaux de poix ardente sur les assaillants qui flambaient comme des torches. Soixante fois, les Marsouins furieux tentèrent l’escalade; ils furent soixante fois repoussés.