L’illustre professeur Obnubile était de ces derniers.
— La guerre, disait-il, est une barbarie que le progrès de la civilisation fera disparaître. Les grandes démocraties sont pacifiques et leur esprit s’imposera bientôt aux autocrates eux-mêmes.
Le professeur Obnubile, qui menait depuis soixante ans une vie solitaire et recluse, dans son laboratoire où ne pénétraient point les bruits du dehors, résolut d’observer par lui-même l’esprit des peuples. Il commença ses études par la plus grande des démocraties et s’embarqua pour la Nouvelle-Atlantide.
Après quinze jours de navigation son paquebot entra, la nuit, dans le bassin de Titanport où mouillaient des milliers de navires. Un pont de fer, jeté au-dessus des eaux, tout resplendissant de lumières, s’étendait entre deux quais si distants l’un de l’autre que le professeur Obnubile crut naviguer sur les mers de Saturne et voir l’anneau merveilleux qui ceint la planète du Vieillard. Et cet immense transbordeur chariait plus du quart des richesses du monde. Le savant pingouin, ayant débarqué, fut servi dans un hôtel de quarante-huit étages par des automates, puis il prit la grande voie ferrée qui conduit à Gigantopolis, capitale de la Nouvelle-Atlantide. Il y avait dans le train des restaurants, des salles de jeux, des arènes athlétiques, un bureau de dépêches commerciales et financières, une chapelle évangélique et l’imprimerie d’un grand journal que le docteur ne put lire, parce qu’il ne connaissait point la langue des Nouveaux Atlantes. Le train rencontrait, au bord des grands fleuves, des villes manufacturières qui obscurcissaient le ciel de la fumée de leurs fourneaux: villes noires le jour, villes rouges la nuit, pleines de clameurs sous le soleil et de clameurs dans l’ombre.
— Voilà, songeait le docteur, un peuple bien trop occupé d’industrie et de négoce pour faire la guerre. Je suis, dès à présent, certain que les Nouveaux Atlantes suivent une politique de paix. Car c’est un axiome admis par tous les économistes que la paix au dehors et la paix au dedans sont nécessaires au progrès du commerce et de l’industrie.
En parcourant Gigantopolis, il se confirma dans cette opinion. Les gens allaient par les voies, emportés d’un tel mouvement, qu’ils culbutaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Obnubile, plusieurs fois renversé, y gagna d’apprendre à se mieux comporter: après une heure de course, il renversa lui-même un Atlante.
Parvenu sur une grande place, il vit le portique d’un palais de style classique dont les colonnes corinthiennes élevaient à soixante-dix mètres au-dessus du stylobate leurs chapiteaux d’acanthe arborescente.
Comme il admirait immobile, la tête renversée, un homme d’apparence modeste, l’aborda et lui dit en pingouin:
— Je vois à votre habit que vous êtes de Pingouinie. Je connais votre langue; je suis interprète juré. Ce palais est celui du Parlement. En ce moment, les députés des États délibèrent. Voulez-vous assister à la séance?
Introduit dans une tribune, le docteur plongea ses regards sur la multitude des législateurs qui siégeaient dans des fauteuils de jonc, les pieds sur leur pupitre.
Le président se leva et murmura plutôt qu’il n’articula, au milieu de l’inattention générale, les formules suivantes, que l’interprète traduisit aussitôt au docteur:
— La guerre pour l’ouverture des marchés mongols étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d’en envoyer les comptes à la commission des finances….
»Il n’y a pas d’opposition?…
»La proposition est adoptée.
»La guerre pour l’ouverture des marchés de la Troisième-Zélande étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d’en envoyer les comptes à la commission des finances….
»Il n’y a pas d’opposition?…
»La proposition est adoptée.
— Ai-je bien entendu? demanda le professeur Obnubile. Quoi? vous, un peuple industriel, vous vous êtes engagés dans toutes ces guerres!
— Sans doute, répondit l’interprète: ce sont des guerres industrielles. Les peuples qui n’ont ni commerce ni industrie ne sont pas obligés de faire la guerre; mais un peuple d’affaires est astreint à une politique de conquêtes. Le nombre de nos guerres augmente nécessairement avec notre activité productrice. Dès qu’une de nos industries ne trouve pas à écouler ses produits, il faut qu’une guerre lui ouvre de nouveaux débouchés. C’est ainsi que nous avons eu cette année une guerre de charbon, une guerre de cuivre, une guerre de coton. Dans la Troisième-Zélande nous avons tué les deux tiers des habitants afin d’obliger le reste à nous acheter des parapluies et des bretelles.
À ce moment, un gros homme qui siégeait au centre de l’assemblée monta à la tribune.
— Je réclame, dit-il, une guerre contre le gouvernement de la république d’Émeraude, qui dispute insolemment à nos porcs l’hégémonie des jambons et des saucissons sur tous les marchés de l’univers.
— Qu’est-ce que ce législateur? demanda le docteur Obnubile.
— C’est un marchand de cochons.
— Il n’y a pas d’opposition? dit le président. Je mets la proposition aux voix.
La guerre contre la république d’Emeraude fut votée à mains levées à une très forte majorité.
— Comment? dit Obnubile à l’interprète; vous avez voté une guerre avec cette rapidité et cette indifférence!…
— Oh! c’est une guerre sans importance, qui coûtera à peine huit millions de dollars.
— Et des hommes….
— Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars.
Alors le docteur Obnubile se prit la tête dans les mains et songea amèrement:
— Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l’espace une amélioration imperceptible sera accomplie dans l’univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d’ailleurs n’existe pas.
Livre V
Les temps modernes
Chatillon
Chapitre premier
Les révérends pères Agaric et Cornemuse
Tout régime fait des mécontents. La république ou chose publique en fit d’abord parmi les nobles dépouillés de leurs antiques privilèges et qui tournaient des regards pleins de regrets et d’espérances vers le dernier des Draconides, le prince Crucho, paré des grâces de la jeunesse et des tristesses de l’exil. Elle fit aussi des mécontents parmi les petits marchands qui, pour des causes économiques très profondes, ne gagnaient plus leur vie et croyaient que c’était la faute de la république, qu’ils avaient d’abord adorée et dont ils se détachaient de jour en jour davantage.
Tant chrétiens que juifs, les financiers devenaient par leur insolence et leur cupidité le fléau du pays qu’ils dépouillaient et avilissaient et le scandale d’un régime qu’ils ne songeaient ni à détruire ni à conserver, assurés qu’ils étaient d’opérer sans entraves sous tous les gouvernements. Toutefois leurs sympathies allaient au pouvoir le plus absolu, comme au mieux armé contre les socialistes, leurs adversaires chétifs mais ardents. Et de même qu’ils imitaient les mœurs des aristocrates, ils en imitaient les sentiments politiques et religieux. Leurs femmes surtout, vaines et frivoles, aimaient le prince et rêvaient d’aller à la cour.
Cependant la république gardait des partisans et des défenseurs. S’il ne lui était pas permis de croire à la fidélité de ses fonctionnaires, elle pouvait compter sur le dévouement des ouvriers manuels, dont elle n’avait pas soulagé la misère et qui, pour la défendre aux jours de péril, sortaient en foule des carrières et des ergastules et défilaient longuement, hâves, noirs, sinistres. Ils seraient tous morts pour elle: elle leur avait donné l’espérance.