Or, sous le principat de Théodore Formose, vivait dans un faubourg paisible de la ville d’Alca un moine nommé Agaric, qui instruisait les enfants et faisait des mariages. Il enseignait dans son école la piété, l’escrime et l’équitation aux jeunes fils des antiques familles, illustres par la naissance, mais déchus de leurs biens comme de leurs privilèges. Et, dès qu’ils en avaient l’âge, il les mariait avec les jeunes filles de la caste opulente et méprisée des financiers.
Grand, maigre, noir, Agaric se promenait sans cesse, son bréviaire à la main, dans les corridors de l’école et les allées du potager, pensif et le front chargé de soucis. Il ne bornait pas ses soins à inculquer à ses élèves des doctrines absconses et des préceptes mécaniques, et à leur donner ensuite des femmes légitimes et riches. Il formait des desseins politiques et poursuivait la réalisation d’un plan gigantesque. La pensée de sa pensée, l’œuvre de son œuvre était de renverser la république. Il n’y était pas mû par un intérêt personnel. Il jugeait l’état démocratique contraire à la société sainte à laquelle il appartenait corps et âme. Et tous les moines ses frères en jugeaient de même. La république était en luttes perpétuelles avec la congrégation des moines et l’assemblée des fidèles. Sans doute, c’était une entreprise difficile et périlleuse, que de conspirer la mort du nouveau régime. Du moins Agaric était-il à même de former une conjuration redoutable. À cette époque, où les religieux dirigeaient les castes supérieures des Pingouins, ce moine exerçait sur l’aristocratie d’Alca une influence profonde.
La jeunesse, qu’il avait formée, n’attendait que le moment de marcher contre le pouvoir populaire. Les fils des antiques familles ne cultivaient point les arts et ne faisaient point de négoce. Ils étaient presque tous militaires et servaient la république. Ils la servaient, mais ils ne l’aimaient pas; ils regrettaient la crête du dragon. Et les belles juives partageaient leurs regrets afin qu’on les prît pour de nobles chrétiennes.
Un jour de juillet, en passant par une rue du faubourg qui finissait sur des champs poussiéreux, Agaric entendit des plaintes qui montaient d’un puits moussu, déserté des jardiniers. Et, presque aussitôt, il apprit d’un savetier du voisinage qu’un homme mal vêtu, ayant crié: «Vive la chose publique!» des officiers de cavalerie qui passaient l’avaient jeté dans le puits où la vase lui montait par-dessus les oreilles. Agaric donnait volontiers à un fait particulier une signification générale. De l’empuisement de ce chosard, il induisit une grande fermentation de toute la caste aristocratique et militaire, et conclut que c’était le moment d’agir.
Dès le lendemain il alla visiter, au fond du bois des Conils, le bon père Cornemuse. Il trouva le religieux en un coin de son laboratoire, qui passait à l’alambic une liqueur dorée.
C’était un petit homme gros et court, coloré de vermillon, le crâne poli très précieusement. Ses yeux, comme ceux des cobayes, avaient des prunelles de rubis. Il salua gracieusement son visiteur et lui offrit un petit verre de la liqueur de Sainte-Orberose, qu’il fabriquait et dont la vente lui procurait d’immenses richesses.
Agaric fit de la main un geste de refus. Puis, planté sur ses longs pieds et serrant contre son ventre son chapeau mélancolique, il garda le silence.
— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, lui dit Cornemuse.
Agaric s’assit sur un escabeau boiteux et demeura muet.
Alors, le religieux des Conils:
— Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de vos jeunes élèves. Ces chers enfants pensent-ils bien?
— J’en suis très satisfait, répondit le magister. Le tout est d’être nourri dans les principes. Il faut bien penser avant que de penser. Car ensuite il est trop tard…. Je trouve autour de moi de grands sujets de consolation. Mais nous vivons dans une triste époque.
— Hélas! soupira Cornemuse.
— Nous traversons de mauvais jours….
— Des heures d’épreuve.
— Toutefois, Cornemuse, l’esprit public n’est pas si complètement gâté qu’il semble.
— C’est possible.
— Le peuple est las d’un gouvernement qui le ruine et ne fait rien pour lui. Chaque jour éclatent de nouveaux scandales. La république se noie dans la honte. Elle est perdue.
— Dieu vous entende!
— Cornemuse, que pensez-vous du prince Crucho?
— C’est un aimable jeune homme et, j’ose dire, le digne rejeton d’une tige auguste. Je le plains d’endurer, dans un âge si tendre, les douleurs de l’exil. Pour l’exilé le printemps n’a point de fleurs, l’automne n’a point de fruits. Le prince Crucho pense bien; il respecte les prêtres; il pratique notre religion; il fait une grande consommation de mes petits produits.
— Cornemuse, dans beaucoup de foyers, riches ou pauvres, on souhaite son retour. Croyez-moi, il reviendra.
— Puissé-je ne pas mourir avant d’avoir jeté mon manteau devant ses pas! soupira Cornemuse.
Le voyant dans ces sentiments, Agaric lui dépeignit l’état des esprits tel qu’il se le figurait lui-même. Il lui montra les nobles et les riches exaspérés contre le régime populaire; l’armée refusant de boire de nouveaux outrages, les fonctionnaires prêts à trahir, le peuple mécontent, l’émeute déjà grondant, et les ennemis des moines, les suppôts du pouvoir, jetés dans les puits d’Alca. Il conclut que c’était le moment de frapper un grand coup.
— Nous pouvons, s’écria-t-il, sauver le peuple pingouin, nous pouvons le délivrer de ses tyrans, le délivrer de lui-même, restaurer la crête du Dragon, rétablir l’ancien État, le bon État, pour l’honneur de la foi et l’exaltation de l’Église. Nous le pouvons si nous le voulons. Nous possédons de grandes richesses et nous exerçons de secrètes influences; par nos journaux crucifères et fulminants, nous communiquons avec tous les ecclésiastiques des villes et des campagnes, et nous leur insufflons l’enthousiasme qui nous soulève, la foi qui nous dévore. Ils en embraseront leurs pénitents et leurs fidèles. Je dispose des plus hauts chefs de l’armée; j’ai des intelligences avec les gens du peuple; je dirige, à leur insu, les marchands de parapluies, les débitants de vin, les commis de nouveautés, les crieurs de journaux, les demoiselles galantes et les agents de police. Nous avons plus de monde qu’il ne nous en faut. Qu’attendons-nous? Agissons!
— Que pensez-vous faire? demanda Cornemuse.
— Former une vaste conjuration, renverser la république, rétablir Crucho sur le trône des Draconides.
Cornemuse se passa plusieurs fois la langue sur les lèvres. Puis il dit avec onction:
— Certes, la restauration des Draconides est désirable; elle est éminemment désirable; et, pour ma part, je la souhaite de tout mon cœur. Quant à la république, vous savez ce que j’en pense…. Mais ne vaudrait-il pas mieux l’abandonner à son sort et la laisser mourir des vices de sa constitution? Sans doute, ce que vous proposez, cher Agaric, est noble et généreux. Il serait beau de sauver ce grand et malheureux pays, de le rétablir dans sa splendeur première. Mais songez-y: nous sommes chrétiens avant que d’être pingouins. Et il nous faut bien prendre garde de ne point compromettre la religion dans des entreprises politiques.
Agaric répliqua vivement:
— Ne craignez rien. Nous tiendrons tous les fils du complot, mais nous resterons dans l’ombre. On ne nous verra pas.
— Comme des mouches dans du lait, murmura le religieux des Conils.
Et, coulant sur son compère ses fines prunelles de rubis:
— Prenez garde, mon ami. La république est peut-être plus forte qu’il ne semble. Il se peut aussi que nous raffermissions ses forces en la tirant de la molle quiétude où elle repose à cette heure. Sa malice est grande: si nous l’attaquons, elle se défendra. Elle fait de mauvaises lois qui ne nous atteignent guère; quand elle aura peur, elle en fera de terribles contre nous. Ne nous engageons pas à la légère dans une aventure où nous pouvons laisser des plumes. L’occasion est bonne, pensez-vous; je ne le crois pas, et je vais vous dire pourquoi. Le régime actuel n’est pas encore connu de tout le monde et ne l’est autant dire de personne. Il proclame qu’il est la chose publique, la chose commune. Le populaire le croit et reste démocrate et républicain. Mais patience! Ce même peuple exigera un jour que la chose publique soit vraiment la chose du peuple. Je n’ai pas besoin de vous dire combien de telles prétentions me paraissent insolentes, déréglées et contraires à la politique tirée des Ecritures. Mais le peuple les aura, et il les fera valoir, et ce sera la fin du régime actuel. Ce moment ne peut beaucoup tarder. C’est alors que nous devrons agir dans l’intérèt de notre auguste corps. Attendons! Qui nous presse? Notre existence n’est point en péril. Elle ne nous est pas rendue absolument intolérable. La république manque à notre égard de respect et de soumission; elle ne rend pas aux prêtres les honneurs qu’elle leur doit. Mais elle nous laisse vivre. Et, telle est l’excellence de notre état que, pour nous, vivre, c’est prospérer. La chose publique nous est hostile, mais les femmes nous révèrent. Le président Formose n’assiste pas à la célébration de nos mystères; mais j’ai vu sa femme et ses filles à mes pieds. Elles achètent mes fioles à la grosse. Je n’ai pas de meilleures clientes, même dans l’aristocratie. Disons-nous-le bien: il n’y a pas au monde un pays qui, pour les prêtres et les moines, vaille la Pingouinie. En quelle autre contrée trouverions-nous à vendre, en si grande quantité et à si haut prix, notre cire vierge, notre encens mâle, nos chapelets, nos scapulaires, nos eaux bénites et notre liqueur de Sainte-Orberose? Quel autre peuple payerait, comme les Pingouins, cent écus d’or un geste de notre main, un son de notre bouche, un mouvement de nos lèvres? Pour ce qui est de moi, je gagne mille fois plus, en cette douce, fidèle et docile Pingouinie, à extraire l’essence d’une botte de serpolet, que je ne le saurais faire en m’époumonnant à prêcher quarante ans la rémission des péchés dans les États les plus populeux d’Europe et d’Amérique. De bonne foi, la Pingouinie en sera-t-elle plus heureuse quand un commissaire de police me viendra tirer hors d’ici et conduire dans un pyroscaphe en partance pour les îles de la Nuit?