J’obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s’en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s’ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d’une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu’aux genoux, Fulgence Tapir, d’un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et pâlit d’épouvante.
— Que d’art! s’écria-t-il.
Je l’appelai, je me penchai pour l’aider à gravir l’échelle qui pliait sous l’averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d’or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu’aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s’éleva, l’enveloppant d’un tourbillon gigantesque. Je vis durant l’espace d’une seconde dans le gouffre le crâne poli du savant et ses petites mains grasses, puis l’abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l’immobilité. Menacé moi-même d’être englouti avec mon échelle, je m’enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.
Livre premier
Les Origines
Chapitre premier
Vie de saint Maël
Maël, issu d’une famille royale de Cambrie, fut envoyé dès sa neuvième année dans l’abbaye d’Yvern, pour y étudier les lettres sacrées et profanes. À l’âge de quatorze ans, il renonça à son héritage et fit vœu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la règle, entre le chant des hymnes, l’étude de la grammaire et la méditation des vérités éternelles.
Un parfum céleste trahit bientôt dans le cloître les vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbé d’Yvern, trépassa de ce monde en l’autre, le jeune Maël lui succéda dans le gouvernement du monastère. Il y établit une école, une infirmerie, une maison des hôtes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il obligea les religieux à défricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardin de l’abbaye, travaillait les métaux, instruisait les novices, et sa vie s’écoulait doucement comme une rivière qui reflète le ciel et féconde les campagnes.
Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s’asseoir sur la falaise, à l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui la chaise de saint Maël. À ses pieds, les rochers, semblables à des dragons noirs, tout velus d’algues vertes et de goémons fauves, opposaient à l’écume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l’océan comme une rouge hostie qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l’image du mystère de la Croix, par lequel le sang divin a revêtu la terre d’une pourpre royale. Au large, une ligne d’un bleu sombre marquait les rivages de l’île de Gad, où sainte Brigide, qui avait reçu le voile de saint Malo, gouvernait un monastère de femmes.
Or, Brigide, instruite des mérites du vénérable Maël, lui fit demander, comme un riche présent, quelque ouvrage de ses mains. Maël fondit pour elle une clochette d’airain et, quand elle fut achevée, il la bénit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, où sainte Brigide, avertie par le son de l’airain sur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en procession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier.
Ainsi le saint homme Maël marchait de vertus en vertus. Il avait déjà parcouru les deux tiers du chemin de la vie, et il espérait atteindre doucement sa fin terrestre au milieu de ses frères spirituels, lorsqu’il connut à un signe certain que la sagesse divine en avait décidé autrement et que le Seigneur l’appelait à des travaux moins paisibles mais non moindres en mérite.
Chapitre II
Vocation apostolique de saint Maël
Un jour qu’il allait, méditant, au fond d’une anse tranquille à laquelle des rochers allongés dans la mer faisaient une digue sauvage, il vit une auge de pierre qui nageait comme une barque sur les eaux.
C’était dans une cuve semblable que saint Guirec, le grand saint Colomban et tant de religieux d’Ecosse et d’Irlande étaient allés évangéliser l’Armorique. Naguère encore, sainte Avoye, venue d’Angleterre, remontait la rivière d’Auray dans un mortier de granit rose où l’on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts; saint Vouga passait d’Hibernie en Cornouailles sur un rocher dont les éclats, conservés à Penmarch, guériront de la fièvre les pèlerins qui y poseront la tête; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu’on appellera un jour l’écuelle de saint Samson. C’est pourquoi, à la vue de cette auge de pierre, le saint homme Maël comprit que le Seigneur le destinait à l’apostolat des païens qui peuplaient encore le rivage et les îles des Bretons.
Il remit son bâton de frêne au saint homme Budoc, l’investissant ainsi du gouvernement de l’abbaye. Puis, muni d’un pain, d’un baril d’eau douce et du livre des Saints Évangiles, il entra dans l’auge de pierre, qui le porta doucement à l’île d’Hœdic.
Elle est perpétuellement battue des vents. Des hommes pauvres y pèchent le poisson entre les fentes des rochers et cultivent péniblement des légumes dans des jardins pleins de sable et de cailloux, abrités par des murs de pierres sèches et des haies de tamaris. Un beau figuier s’élevait dans un creux de l’île et poussait au loin ses branches. Les habitants de l’île l’adoraient.
Et le saint homme Maël leur dit:
— Vous adorez cet arbre parce qu’il est beau. C’est donc que vous êtes sensibles à la beauté. Or, je viens vous révéler la beauté cachée.
Et il leur enseigna l’Évangile. Et, après les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l’eau.
Les îles du Morbihan étaient plus nombreuses en ce temps-là qu’aujourd’hui. Car, depuis lors, beaucoup se sont abîmées dans la mer. Saint Maël en évangélisa soixante. Puis, dans son auge de granit, il remonta la rivière d’Auray. Et après trois heures de navigation il mit pied à terre devant une maison romaine. Du toit s’élevait une fumée légère. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaïque représentait un chien, les jarrets tendus et les babines retroussées. Il fut accueilli par deux vieux époux, Marcus Combabus et Valeria Mœrens, qui vivaient là du produit de leurs terres. Autour de la cour intérieure régnait un portique dont les colonnes étaient peintes en rouge depuis la base jusqu’à mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s’adossait au mur et sous le portique s’élevait un autel, avec une niche où le maître de cette maison avait déposé de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes représentaient des enfants ailés, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs étaient en forme d’une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Maël, observant ces figures, découvrit parmi elles l’image d’une jeune mère tenant un enfant sur ses genoux.