Выбрать главу

— Il est parfaitement vrai, dit-il, que la reine Crucha, dont je porte le nom, avait une petite tête de singe au-dessous du nombril.

Agaric eut dans la soirée un entretien décisif avec trois vieux conseillers du prince. On décida de demander des fonds au beau-père de Crucho, qui souhaitait d’avoir un gendre roi, à plusieurs dames juives, impatientes d’entrer dans la noblesse et enfin au prince régent des Marsouins, qui avait promis son concours aux Draconides, pensant affaiblir, par la restauration de Crucho, les Pingouins, ennemis héréditaires de son peuple.

Les trois vieux conseillers se partagèrent entre eux les trois premiers offices de la cour, chambellan, sénéchal et pannetier, et autorisèrent le religieux à distribuer les autres charges au mieux des intérêts du prince.

— Il faut récompenser les dévouements, affirmèrent les trois vieux conseillers.

— Et les trahisons, dit Agaric.

— C’est trop juste, répliqua l’un d’eux, le marquis des Septplaies, qui avait l’expérience des révolutions.

On dansa. Après le bal, la princesse Gudrune déchira sa robe verte pour en faire des cocardes; elle en cousit de sa main un morceau sur la poitrine du moine, qui versa des larmes d’attendrissement et de reconnaissance.

M. de Plume, écuyer du prince, partit le soir même à la recherche d’un cheval vert.

Chapitre III

Le conciliabule

De retour dans la capitale de la Pingouinie, le révérend père Agaric s’ouvrit de ses projets au prince Adélestan des Boscénos, dont il connaissait les sentiments draconiens.

Le prince appartenait à la plus haute noblesse. Les Torticol des Boscénos remontaient à Brian le Pieux et avaient occupé sous les Draconides les plus hautes charges du royaume. En 1179, Philippe Torticol, grand émiral de Pingouinie, brave, fidèle, généreux, mais vindicatif, livra le port de La Crique et la flotte pingouine aux ennemis du royaume, sur le soupçon que la reine Crucha, dont il était l’amant, le trompait avec un valet d’écurie. C’est cette grande reine qui donna aux Boscénos la bassinoire d’argent qu’ils portent dans leurs armes. Quant à leur devise, elle remonte seulement au XVIe siècle; en voici l’origine. Une nuit de fête, mêlé à la foule des courtisans qui, pressés dans le jardin du roi, regardaient le feu d’artifice, le duc Jean des Boscénos s’approcha de la duchesse de Skull, et mit la main sous la jupe de cette dame qui n’en fit aucune plainte. Le roi, venant à passer, les surprit et se contenta de dire: «Ainsi qu’on se trouve.» Ces quatre mots devinrent la devise des Boscénos.

Le prince Adélestan n’était point dégénéré de ses ancêtres; il gardait au sang des Draconides une inaltérable fidélité et ne souhaitait rien tant que la restauration du prince Crucho, présage, à ses yeux, de celle de sa fortune ruinée. Aussi entra-t-il volontiers dans la pensée du révérend père Agaric. Il s’associa immédiatement aux projets du religieux et s’empressa de le mettre en rapport avec les plus ardents et les plus loyaux royalistes de sa connaissance, le comte Cléna, M. de la Trumelle, le vicomte Olive, M. Bigourd. Ils se réunirent une nuit dans la maison de campagne du duc d’Ampoule, à deux lieues à l’est d’Alca, afin d’examiner les voies et moyens.

M. de La Trumelle se prononça pour l’action légale:

— Nous devons rester dans la légalité, dit-il en substance. Nous sommes des hommes d’ordre. C’est par une propagande infatigable que nous poursuivrons la réalisation de nos espérances. Il faut changer l’esprit du pays. Notre cause triomphera parce qu’elle est juste.

Le prince des Boscénos exprima un avis contraire. Il pensait que, pour triompher, les causes justes ont besoin de la force autant et plus que les causes injustes.

— Dans la situation présente, dit-il avec tranquillité, trois moyens d’action s’imposent: embaucher les garçons bouchers, corrompre les ministres et enlever le président Formose.

— Enlever Formose, ce serait une faute, objecta M. de la Trumelle. Le président est avec nous.

Qu’un Dracophile proposât de mettre la main sur le président Formose et qu’un autre dracophile le traitât en ami, c’est ce qu’expliquaient l’attitude et les sentiments du chef de la chose commune. Formose se montrait favorable aux royalistes, dont il admirait et imitait les manières. Toutefois, s’il souriait quand on lui parlait de la crête du Dragon, c’était à la pensée de la mettre sur sa tête. Le pouvoir souverain lui faisait envie, non qu’il se sentît capable de l’exercer, mais il aimait à paraître. Selon la forte expression d’un chroniqueur pingouin, «c’était un dindon».

Le prince des Boscénos maintint sa proposition de marcher à main armée sur le palais de Formose et sur la Chambre des députés.

Le comte Cléna fut plus énergique encore:

— Pour commencer, dit-il, égorgons, étripons, décervelons les républicains et tous les chosards du gouvernement. Nous verrons après.

M. de la Trumelle était un modéré. Les modérés s’opposent toujours modérément à la violence. Il reconnut que la politique de M. le comte Cléna s’inspirait d’un noble sentiment, qu’elle était généreuse, mais il objecta timidement qu’elle n’était peut-être pas conforme aux principes et qu’elle présentait certains dangers. Enfin, il s’offrit à la discuter.

— Je propose, ajouta-t-il, de rédiger un appel au peuple. Faisons savoir qui nous sommes. Pour moi, je vous réponds que je ne mettrai pas mon drapeau dans ma poche.

M Bigourd prit la parole:

— Messieurs, les Pingouins sont mécontents de l’ordre nouveau, parce qu’ils en jouissent et qu’il est naturel aux hommes de se plaindre de leur condition. Mais en même temps, les Pingouins ont peur de changer de régime, car les nouveautés effraient. Ils n’ont pas connu la crête du Dragon; et, s’il leur arrive de dire parfois qu’ils la regrettent, il ne faut pas les en croire: on s’apercevrait bientôt qu’ils ont parlé sans réflexion et de mauvaise humeur. Ne nous faisons pas d’illusions sur leurs sentiments à notre égard. Ils ne nous aiment pas. Ils haïssent l’aristocratie tout à la fois par une basse envie et par un généreux amour de l’égalité. Et ces deux sentiments réunis sont très forts dans un peuple. L’opinion publique n’est pas contre nous parce qu’elle nous ignore. Mais quand elle saura ce que nous voulons, elle ne nous suivra pas. Si nous laissons voir que nous voulons détruire le régime démocratique et relever la crête du Dragon, quels seront nos partisans? Les garçons bouchers et les petits boutiquiers d’Alca. Et même ces boutiquiers, pourrons-nous bien compter sur eux jusqu’au bout? Ils sont mécontents, mais ils sont chosards dans le fond de leurs cœurs. Ils ont plus d’envie de vendre leurs méchantes marchandises que de revoir Crucho. En agissant à découvert nous effrayerons.

»Pour qu’on nous trouve sympathiques et qu’on nous suive, il faut que l’on croie que nous voulons, non pas renverser la république, mais au contraire la restaurer, la nettoyer, la purifier, l’embellir, l’orner, la parer, la décorer, la parfumer, la rendre enfin magnifique et charmante. Aussi ne devons-nous pas agir par nous-mêmes. On sait que nous ne sommes pas favorables à l’ordre actuel. Il faut nous adresser à un ami de la république, et, pour bien faire, à un défenseur de ce régime. Nous n’aurons que l’embarras du choix. Il conviendra de préférer le plus populaire et, si j’ose dire, le plus républicain. Nous le gagnerons par des flatteries, par des présents et surtout par des promesses. Les promesses coûtent moins que les présents et valent beaucoup plus. Jamais on ne donne autant que lorsqu’on donne des espérances. Il n’est pas nécessaire qu’il soit très intelligent Je préférerais même qu’il n’eût pas d’esprit. Les imbéciles ont dans la fourberie des grâces inimitables. Croyez-moi, messieurs, faites renverser la chose publique par un chosard de la chose. Soyons prudents! La prudence n’exclut pas l’énergie. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez toujours à votre service.