Выбрать главу

Ce discours ne laissa pas que de faire impression sur les auditeurs. L’esprit du pieux Agaric en fut particulièrement frappé. Mais chacun songeait surtout à s’allouer des honneurs et des bénéfices. On organisa un gouvernement secret, dont toutes les personnes présentes furent nommées membres effectifs. Le duc d’Ampoule, qui était la grande capacité financière du parti, fut délégué aux recettes et chargé de centraliser les fonds de propagande.

La réunion allait prendre fin quand retentit dans les airs une voix rustique, qui chantait sur un vieil air:

Boscénos est un gros cochon; On en va faire des andouilles Des saucisses et du jambon Pour le réveillon des pauv’ bougres.

C’était une chanson connue, depuis deux cents ans, dans les faubourgs d’Alca. Le prince des Boscénos n’aimait pas à l’entendre. Il descendit sur la place et s’étant aperçu que le chanteur était un ouvrier qui remettait des ardoises sur le faîte de l’église, il le pria poliment de chanter autre chose.

— Je chante ce qui me plaît, répondit l’homme.

— Mon ami, pour me faire plaisir….

— Je n’ai pas envie de vous faire plaisir.

Le prince des Boscénos était placide à son ordinaire, mais irascible et d’une force peu commune.

— Coquin, descends ou je monte, s’écria-t-il d’une voix formidable.

Et, comme le couvreur, à cheval sur la crête, ne faisait pas mine de bouger, le prince grimpa vivement par l’escalier de la tour jusqu’au toit et se jeta sur le chanteur qui, assommé d’un coup de poing, roula démantibulé dans une gouttière. À ce moment sept ou huit charpentiers qui travaillaient dans les combles, émus par les cris du compagnon, mirent le nez aux lucarnes et, voyant le prince sur le faîte, s’en furent à lui par une échelle qui se trouvait couchée sur l’ardoise, l’atteignirent au moment où il se coulait dans la tour et lui firent descendre, la tête la première, les cent trente-sept marches du limaçon.

Chapitre IV

La vicomtesse Olive

Les Pingouins avaient la première armée du monde. Les Marsouins aussi. Et il en était de même des autres peuples de l’Europe. Ce qui ne saurait surprendre pour peu qu’on y réfléchisse. Car toutes les armées sont les premières du monde. La seconde armée du monde, s’il pouvait en exister une, se trouverait dans un état d’infériorité notoire; elle serait assurée d’être battue. Il faudrait la licencier tout de suite. Aussi toutes les armées sont-elles les promières du monde. C’est ce que comprit, en France, l’illustre colonel Marchand quand, interrogé par des journalistes sur la guerre russo-japonaise avant le passage du Yalou, il n’hésita pas à qualifier l’armée russe de première du monde ainsi que l’armée japonaise. Et il est à remarquer que, pour avoir essuyé les plus effroyables revers, une armée ne déchoit pas de son rang de première du monde. Car, si les peuples rapportent leurs victoires à l’intelligence des généraux et au courage des soldats, ils attribuent toujours leurs défaites à une inexplicable fatalité. Au rebours, les flottes sont classées par le nombre de leurs bateaux. Il y en a une première, une deuxième, une troisième et ainsi de suite. Aussi ne subsiste-t-il aucune incertitude sur l’issue des guerres navales.

Les Pingouins avaient la première armée et la seconde flotte du monde. Cette flotte était commandée par le fameux Chatillon qui portait le titre d’émiral ahr, et par abréviation d’émiral. C’est ce même mot, qui, malheureusement corrompu, désigne encore aujourd’hui, dans plusieurs nations européennes, le plus haut grade des armées de mer. Mais comme il n’y avait chez les Pingouins qu’un seul émiral, un prestige singulier, si j’ose dire, était attaché à ce grade.

L’émiral n’appartenait pas à la noblesse; enfant du peuple, le peuple l’aimait; et il était flatté de voir couvert d’honneurs un homme sorti de lui. Chatillon était beau; il était heureux; il ne pensait à rien. Rien n’altérait la limpidité de son regard.

Le révérend père Agaric, se rendant aux raisons de M. Bigourd, reconnut qu’on ne détruirait le régime actuel que par un de ses défenseurs et jeta ses vues sur l’émiral Chatillon. Il alla demander une grosse somme d’argent à son ami, le révérend père Cornemuse, qui la lui remit en soupirant. Et, de cet argent, il paya six cents garçons bouchers d’Alca pour courir derrière le cheval de Chatillon en criant: «Vive l’émiral!»

Chatillon ne pouvait désormais faire un pas sans être acclamé.

La vicomtesse Olive lui demanda un entretien secret. Il la reçut à l’Amirauté[11] dans un pavillon orné d’ancres, de foudres et de grenades.

Elle était discrètement vêtue de gris bleu. Un chapeau de roses couronnait sa jolie tête blonde, À travers la voilette ses yeux brillaient comme des saphirs. Il n’y avait pas, dans la noblesse, de femme plus élégante que celle-ci, qui tirait son origine de la finance juive. Elle était longue et bien faite; sa forme était celle de l’année, sa taille, celle de la saison.

— Émiral, dit-elle d’une voie délicieuse, je ne puis vous cacher mon émotion…. Elle est bien naturelle … devant un héros….

— Vous êtes trop bonne. Veuillez me dire, madame la vicomtesse, ce qui me vaut l’honneur de votre visite.

— Il y avait longtemps que je désirais vous voir, vous parler…. Aussi me suis-je chargée bien volontiers d’une mission pour vous.

— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

— Comme c’est calme ici!

— En effet, c’est assez tranquille.

— On entend chanter les oiseaux.

— Asseyez-vous donc, chère madame.

Et il lui tendit un fauteuil.

Elle prit une chaise à contre-jour:

— Émiral, je viens vers vous, chargée d’une mission très importante, d’une mission….

— Expliquez-vous.

— Émiral, vous n’avez jamais vu le prince Crucho?

— Jamais.

Elle soupira.

— C’est bien là le malheur. Il serait si heureux de vous voir! Il vous estime et vous apprécie. Il a votre portrait sur sa table de travail, à côté de celui de la princesse sa mère. Quel dommage qu’on ne le connaisse pas! C’est un charmant prince, et si reconnaissant de ce qu’on fait pour lui! Ce sera un grand roi. Car il sera roi: n’en doutez pas. Il reviendra, et plus tôt qu’on ne croit…. Ce que j’ai à vous dire, la mission qui m’est confiée se rapporte précisément à….

L’émiral se leva:

— Pas un mot de plus, chère madame. J’ai l’estime, j’ai la confiance de la république. Je ne la trahirai pas. Et pourquoi la trahirais-je? Je suis comblé d’honneurs et de dignités.

— Vos honneurs, vos dignités, mon cher émiral, permettez-moi de vous le dire, sont bien loin d’égaler vos mérites. Si vos services étaient récompensés, vous seriez émiralissime et généralissime, commandant supérieur des troupes de terre et de mer. La république est bien ingrate à votre égard.

— Tous les gouvernements sont plus ou moins ingrats.

— Oui, mais les chosards sont jaloux de vous. Ces gens-là craignent toutes les supériorités. Ils ne peuvent souffrir les militaires. Tout ce qui touche la marine et l’armée leur est odieux. Ils ont peur de vous.

— C’est possible.

— Ce sont des misérables. Ils perdent le pays. Ne voulez-vous pas sauver la Pingouinie?

— Comment cela?

— En balayant tous ces fripons de la chose publique, tous les chosards.

— Qu’est-ce que vous me proposez là, chère madame?

— De faire ce qui se fera certainement. Si ce n’est pas par vous, ce sera par un autre. Le généralissime, pour ne parler que de celui-là, est prêt à jeter tous les ministres, tous les députés et tous les sénateurs dans la mer et à rappeler le prince Crucho.

вернуться

11

Ou mieux Émirauté.