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— Ah! la canaille, la crapule! s’écria l’émiral.

— Ce qu’il ferait contre vous, faites-le contre lui. Le prince saura reconnaître vos services. Il vous donnera l’épée de connétable et une magnifique dotation. Je suis chargée, en attendant, de vous remettre un gage de sa royale amitié.

En prononçant ces mots, elle tira de son sein une cocarde verte.

— Qu’est-ce que c’est que ça? demanda l’émiral.

— C’est Crucho qui vous envoie ses couleurs.

— Voulez-vous bien remporter ça?

— Pour qu’on les offre au généralissime qui les acceptera, lui!… Non! mon émiral, laissez-moi les mettre sur votre glorieuse poitrine.

Chatillon écarta doucement la jeune femme. Mais depuis quelques minutes il la trouvait extrêmement jolie; et il sentit croître encore cette impression quand deux bras nus et les paumes roses de deux mains délicates le vinrent effleurer. Presque tout de suite il se laissa faire. Olive fut lente à nouer le ruban. Puis, quand ce fut fait, elle salua Chatillon, avec une grande révérence, du titre de connétable.

— J’ai été ambitieux comme les camarades, répondit l’homme de mer, je ne le cache pas; je le suis peut-être encore; mais, ma parole d’honneur, en vous voyant, le seul souhait que je forme c’est une chaumière et un cœur.

Elle fit tomber sur lui les rayons charmants des saphirs qui brillaient sous ses paupières.

— On peut avoir cela aussi…. Qu’est-ce que vous faites là, émiral?

— Je cherche le cœur.

En sortant du pavillon de l’Amirauté, la vicomtesse alla tout de suite rendre compte au révérend père Agaric de sa visite.

— Il y faut retourner, chère madame, lui dit le moine austère.

Chapitre V

Le prince des Boscénos

Matin et soir, les journaux aux gages des dracophiles publiaient les louanges de Chatillon et jetaient la honte et l’opprobre aux ministres de la république.

On criait le portrait de Chatillon sur les boulevards d’Alca. Les jeunes neveux de Rémus, qui portent des figures de plâtre sur la tête, vendaient, à l’abord des ponts, les bustes de Chatillon.

Chatillon faisait tous les soirs, sur son cheval blanc, le tour de la prairie de la Reine, fréquentée des gens à la mode. Les dracophiles apostaient sur le passage de l’émiral une multitude de Pingouins nécessiteux, qui chantaient: «C’est Chatillon qu’il nous faut». La bourgeoisie d’Alca en concevait une admiration profonde pour l’émiral. Les dames du commerce murmuraient: «Il est beau». Les femmes élégantes, dans leurs autos ralenties, lui envoyaient, en passant, des baisers, au milieu des hourrahs d’un peuple en délire.

Un jour, comme il entrait dans un bureau de tabac, deux Pingouins qui mettaient des lettres dans la boîte, reconnurent Chatillon et crièrent à pleine bouche: «Vive l’émiral! À bas les chosards!» Tous les passants s’arrêtèrent devant la boutique. Chatillon alluma son cigare au regard d’une foule épaisse de citoyens éperdus, agitant leurs chapeaux et poussant des acclamations. Cette foule ne cessait de s’accroître; la ville entière, marchant à la suite de son héros, le reconduisit, en chantant des hymnes, jusqu’au pavillon de l’Amirauté.

L’émiral avait un vieux compagnon d’armes dont les états de service étaient superbes, le sub-émiral Volcanmoule. Franc comme l’or, loyal comme son épée, Volcanmoule, qui se targuait d’une farouche indépendance, fréquentait les partisans de Crucho et les ministres de la république et disait aux uns et aux autres leurs vérités. M. Bigourd prétendait méchamment qu’il disait aux uns les vérités des autres. En effet il avait commis plusieurs fois des indiscrétions fâcheuses où l’on se plaisait à voir la liberté d’un soldat étranger aux intrigues. Il se rendait tous les matins chez Chatillon, qu’il traitait avec la rudesse cordiale d’un frère d’armes.

— Eh bien, mon vieux canard, te voilà populaire, lui disait-il. On vend ta gueule en têtes de pipe et en bouteilles de liqueur, et tous les ivrognes d’Alca rotent ton nom dans les ruisseaux…. Chatillon, héros des Pingouins! Chatillon défenseur de la gloire et de la puissance pingouines!… Qui l’eût dit? Qui l’eût cru?

Et il riait d’un rire strident. Puis changeant de ton:

— Blague à part, est-ce que tu n’es pas un peu surpris de ce qui t’arrive?

— Mais non, répondait Chatillon.

Et le loyal Volcanmoule sortait en faisant claquer les portes.

Cependant, Chatillon avait loué, pour recevoir la vicomtesse Olive, un petit rez-de-chaussée au fond de la cour, au numéro 18 de la rue Johannès-Talpa. Ils se voyaient tous les jours. Il l’aimait éperdument. En sa vie martiale et neptunienne, il avait possédé des multitudes de femmes, rouges, noires, jaunes ou blanches, et quelques-unes fort belles; mais avant d’avoir connu celle-là, il ne savait pas ce que c’est qu’une femme. Quand la vicomtesse Olive l’appelait son ami, son doux ami, il se sentait au ciel, et il lui semblait que les étoiles se prenaient dans ses cheveux.

Elle entrait, un peu en retard, posait son petit sac sur le guéridon et disait avec recueillement:

— Laissez-moi me mettre là, à vos genoux.

Et elle lui tenait des propos inspirés par le pieux Agaric; et elle les entrecoupait de baisers et de soupirs. Elle lui demandait d’éloigner tel officier, de donner un commandement à tel autre, d’envoyer l’escadre ici ou là.

Et elle s’écriait à point:

— Comme vous êtes jeune, mon ami!

Et il faisait tout ce qu’elle voulait, car il était simple, car il avait envie de porter l’épée de connétable et de recevoir une riche dotation, car il ne lui déplaisait pas de jouer un double jeu, car il avait vaguement l’idée de sauver la Pingouinie, car il était amoureux.

Cette femme délicieuse l’amena à dégarnir de troupes le port de La Crique, où devait débarquer Crucho. On était de la sorte assuré que le prince entrerait sans obstacle en Pingouinie.

Le pieux Agaric organisait des réunions publiques, afin d’entretenir l’agitation. Les dracophiles en donnaient chaque jour une ou deux ou trois dans un des trente-six districts d’Alca, et, de préférence, dans les quartiers populaires. On voulait conquérir les gens de petit état, qui sont le plus grand nombre. Il fut donné notamment, le quatre mai, une très belle réunion dans la vieille halle aux grains, au cœur d’un faubourg populeux plein de ménagères assises sur le pas des portes et d’enfants jouant dans les ruisseaux. Il était venu là deux mille personnes, à l’estimation des républicains, et six mille au compte des dracophiles. On reconnaissait dans l’assistance la fleur de la société pingouine, le prince et la princesse des Boscénos, le comte Cléna, M. de la Trumelle, M. Bigourd et quelques riches dames israélites.

Le généralissime de l’armée nationale était venu en uniforme. Il fut acclamé.

Le bureau se constitua laborieusement. Un homme du peuple, un ouvrier, mais qui pensait bien, M. Rauchin, secrétaire des syndicats jaunes, fut appelé à présider, entre le comte Cléna et M. Michaud, garçon boucher.

En plusieurs discours éloquents, le régime que la Pingouinie s’était librement donné reçut les noms d’égout et de dépotoir. Le président Formose fut ménagé. Il ne fut question ni de Crucho ni des prêtres.

La réunion était contradictoire; un défenseur de l’État moderne et de la république, homme de profession manuelle, se présenta.

— Messieurs, dit le président Rauchin, nous avons annoncé que la réunion serait contradictoire. Nous n’avons qu’une parole; nous ne sommes pas comme nos contradicteurs, nous sommes honnêtes. Je donne la parole au contradicteur. Dieu sait ce que vous allez entendre! Messieurs, je vous prie de contenir le plus longtemps qu’il vous sera possible l’expression de votre mépris, de votre dégout et de votre indignation.