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— J’ai acquis la preuve, soupira le religieux des Conils, que le trésorier des dracophiles, le duc d’Ampoule, a acheté des immeubles en Marsouinie avec les fonds qu’il avait reçus pour la propagande.

Le parti manquait d’argent. Le prince de Boscénos avait perdu son portefeuille dans une rixe, et il était réduit à des expédients pénibles, qui répugnaient à son caractère impétueux. La vicomtesse Olive coûtait très cher. Cornemuse conseilla de limiter les mensualités de cette dame.

— Elle nous est très utile, objecta le pieux Agaric.

— Sans doute, répliqua Cornemuse. Mais, en nous ruinant, elle nous nuit.

Un schisme déchirait les dracophiles. La mésintelligence régnait dans leurs conseils. Les uns voulaient que, fidèle à la politique de M. Bigourd et du pieux Agaric, on affectât jusqu’au bout le dessein de réformer la république; les autres, fatigués d’une longue contrainte, étaient résolus à acclamer la crête du Dragon et juraient de vaincre sous ce signe.

Ceux-ci alléguaient l’avantage des situations nettes et l’impossibilité de feindre plus longtemps. Dans le fait, le public commençait à voir où tendait l’agitation et que les partisans de l’émiral voulaient détruire jusque dans ses fondements la chose commune.

Le bruit se répandait que le prince devait débarquer à La Crique et faire son entrée à Alca sur un cheval vert.

Ces rumeurs exaltaient les moines fanatiques, ravissaient les gentilshommes pauvres, contentaient les riches dames juives et mettaient l’espérance au cœur des petits marchands. Mais bien peu d’entre eux étaient disposés à acheter ces bienfaits au prix d’une catastrophe sociale et d’un effondrement du crédit public; et ils étaient moins nombreux encore ceux qui eussent risqué dans l’affaire leur argent, leur repos, leur liberté ou seulement une heure de leurs plaisirs. Au contraire les ouvriers se tenaient prêts, comme toujours, à donner une journée de travail à la république; une sourde résistance se formait dans les faubourgs.

— Le peuple est avec nous, disait le pieux Agaric.

Pourtant à la sortie des ateliers, hommes, femmes, enfants, hurlaient d’une seule voix:

À bas Chatillon! Hou! hou! la calotte!

Quant au gouvernement, il montrait cette faiblesse, cette indécision, cette mollesse, cette incurie ordinaires à tous les gouvernements, et dont aucun n’est jamais sorti que pour se jeter dans l’arbitraire et la violence. En trois mots, il ne savait rien, ne voulait rien, ne pouvait rien. Formose, au fond du palais présidentiel, demeurait aveugle, muet, sourd, énorme, invisible, cousu dans son orgueil comme dans un édredon.

Le comte Olive conseilla de faire un dernier appel de fonds et de tenter un grand coup tandis qu’Alca fermentait encore.

Un comité exécutif, qui s’était lui-même élu, décida d’enlever la Chambre des députés et avisa aux voies et moyens.

L’affaire fut fixée au 28 juillet. Ce jour-là le soleil se leva radieux sur la ville. Devant le palais législatif les ménagères passaient avec leurs paniers, les marchands ambulants criaient les pêches, les poires et les raisins, et les chevaux de fiacre, le nez dans leur musette, broyaient leur avoine. Personne ne s’attendait à rien; non que le secret eût été gardé, mais la nouvelle n’avait trouvé que des incrédules. Personne ne croyait à une révolution, d’où l’on pouvait induire que personne n’en souhaitait une. Vers deux heures, les députés commencèrent à passer, rares, inaperçus, sous la petite porte du palais. À trois heures, quelques groupes d’hommes mal habillés se formèrent. À trois heures et demie des masses noires, débouchant des rues adjacentes, se répandirent sur la place de la Révolution. Ce vaste espace fut bientôt submergé par un océan de chapeaux mous, et la foule des manifestants, sans cesse accrue par les curieux, ayant franchi le pont, battait de son flot sombre les murs de l’enceinte législative. Des cris, des grondements, des chants montaient vers le ciel serein. «C’est Chatillon qu’il nous faut! À bas les députés! À bas la république! Mort aux chosards!» Le bataillon sacré des dracophiles, conduit par le prince des Boscénos, entonna le cantique auguste:

Vive Crucho, Vaillant et sage, Plein de courage Dès le berceau!

Derrière le mur le silence seul répondait.

Ce silence et l’absence de gardes encourageait et effrayait tout à la fois la foule. Soudain, une voix formidable cria:

— À l’assaut!

Et l’on vit le prince des Boscénos dressant sur le mur armé de pointes et d’artichauts de fer sa forme gigantesque. Derrière lui ses compagnons s’élancèrent et le peuple suivit. Les uns frappaient dans le mur pour y faire des trous, d’autres s’efforçaient de desceller les artichauts et d’arracher les pointes. Ces défenses avaient cédé par endroits. Quelques envahisseurs chevauchaient déjà le pignon dégarni. Le prince des Boscénos agitait un immense drapeau vert. Tout à coup la foule oscilla et il en sortit un long cri de terreur. La garde de police et les carabiniers de la république, sortant à la fois par toutes les issues du palais, se formaient en colonne sous le mur en un moment désassiégé. Après une longue minute d’attente, on entendit un bruit d’armes, et la garde de police, la baïonnette au fusil, chargea la foule. Un instant après, sur la place déserte, jonchée de cannes et de chapeaux, régnait un silence sinistre. Deux fois encore les dracophiles essayèrent de se reformer, deux fois ils furent repoussés. L’émeute était vaincue. Mais le prince des Boscénos, debout sur le mur du palais ennemi, son drapeau à la main, repoussait l’assaut d’une brigade entière. Il renversait tous ceux qui s’approchaient. Enfin, secoué, déraciné, il tomba sur un artichaut de fer, et y demeura accroché, étreignant encore l’étendard des Draconides.

Le lendemain de cette journée, les ministres de la république et les membres du parlement résolurent de prendre des mesures énergiques. En vain, cette fois, le président Formose essaya-t-il d’éluder les responsabilités. Le gouvernement examina la question de destituer Chatillon de ses grades et dignités et de le traduire devant la Haute-Cour comme factieux, ennemi du bien public, traître, etc.

À cette nouvelle, les vieux compagnons d’armes de l’émiral, qui l’obsédaient la veille encore de leurs adulations, ne dissimulèrent pas leur joie. Cependant Chatillon restait populaire dans la bourgeoisie d’Alca et l’on entendait encore retentir sur les boulevards l’hymne libérateur: «C’est Chatillon qu’il nous faut.»

Les ministres étaient embarrassés. Ils avaient l’intention de traduire Chatillon devant la Haute-Cour. Mais ils ne savaient rien; ils demeuraient dans cette totale ignorance réservée à ceux qui gouvernent les hommes. Ils se trouvaient incapables de relever contre Chatillon des charges de quelque poids. Ils ne fournissaient à l’accusation que les mensonges ridicules de leurs espions. La participation de Chatillon au complot, ses relations avec le prince Crucho, restaient le secret de trente mille dracophiles. Les ministres et les députés avaient des soupçons, et même des certitudes; ils n’avaient pas de preuves. Le procureur de la république disait au ministre de la justice: «Il me faut bien peu pour intenter des poursuites politiques, mais je n’ai rien du tout; ce n’est pas assez.» L’affaire ne marchait pas. Les ennemis de la chose en triomphaient.

Le 18 septembre, au matin, la nouvelle courut dans Alca que Chatillon avait pris la fuite L’émoi, la surprise étaient partout. On doutait, on ne pouvait comprendre.

Voici ce qui s’était passé:

Un jour qu’il se trouvait, comme par hasard, dans le cabinet de M. Barbotan, ministre des affaires internes, le brave subémiral Volcanmoule dit avec sa franchise coutumière:

— Monsieur Barbotan, vos collègues ne me paraissent pas bien dégourdis; on voit qu’ils n’ont pas commandé en mer. Cet imbécile de Chatillon leur donne une frousse de tous les diables.