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Le ministre, en signe de dénégation, fendit avec son couteau à papier l’air sur toute l’étendue de son bureau.

— Ne niez pas, répliqua Volcanmoule. Vous ne savez pas comment vous débarrasser de Chatillon. Vous n’osez pas le traduire devant la Haute-Cour, parce que vous n’êtes pas sûr de réunir des charges suffisantes. Bigourd le défendra, et Bigourd est un habile avocat…. Vous avez raison, monsieur Barbotan, vous avez raison. Ce procès serait dangereux….

— Ah! mon ami, fit le ministre d’un ton dégagé, si vous saviez comme nous sommes tranquilles…. Je reçois de mes préfets les nouvelles les plus rassurantes. Le bon sens des Pingouins fera justice des intrigues d’un soldat révolté. Pouvez-vous supposer un moment qu’un grand peuple, un peuple intelligent, laborieux, attaché aux institutions libérales qui….

Volcanmoule l’interrompit par un grand soupir:

— Ah! si j’en avais le loisir, je vous tirerais d’affaire; je vous escamoterais mon Chatillon comme une muscade. Je vous l’enverrais d’une pichenette en Marsouinie.

Le ministre dressa l’oreille.

— Ce ne serait pas long, poursuivit l’homme de mer. En un tournemain je vous débarasserais de cet animal…. Mais en ce moment, j’ai d’autres chiens à fouetter…. Je me suis flanqué une forte culotte au bec. Il faut que je trouve une grosse somme. L’honneur avant tout, que diable!…

Le ministre et le subémiral se regardèrent un moment en silence. Puis Barbotan dit avec autorité:

— Subémiral Volcanmoule, débarrassez-nous d’un soldat séditieux. Vous rendrez un grand service à la Pingouinie et le ministre des affaires internes vous assurera les moyens de payer vos dettes de jeu.

Le soir même, Volcanmoule se présenta devant Chatillon et le contempla longtemps avec une expression de douleur et de mystère.

— Pourquoi fais-tu cette tête-là? demanda l’émiral inquiet.

Alors Volcanmoule lui dit avec une mâle tristesse:

— Mon vieux frère d’armes, tout est découvert. Depuis une demi-heure, le gouvernement sait tout.

À ces mots, Chatillon atterré s’écroula.

Volcanmoule poursuivit:

— Tu peux être arrêté d’un moment à l’autre. Je te conseille de ficher le camp.

Et, tirant sa montre:

— Pas une minute à perdre.

— Je peux tout de même passer chez la vicomtesse Olive?

— Ce serait une folie, dit Volcanmoule, qui lui tendit un passeport et des lunettes bleues et lui souhaita du courage.

— J’en aurai, dit Chatillon.

— Adieu! vieux frère.

— Adieu et merci! Tu m’as sauvé la vie …

— Cela se doit.

Un quart d’heure après, le brave émiral avait quitté la ville d’Alca.

Il s’embarqua de nuit, à La Crique, sur un vieux cotre, et fit voile pour la Marsouinie. Mais, à huit milles de la côte, il fut capturé par un aviso qui naviguait sans feux, sous le pavillon de la reine des Iles-Noires. Cette reine nourrissait depuis longtemps pour Chatillon un amour fatal.

Chapitre VII

Conclusion

Nunc est bibendum. Délivré de ses craintes, heureux d’avoir échappé à un si grand péril, le gouvernement résolut de célébrer par des fêtes populaires l’anniversaire de la régénération pingouine et de l’établissement de la république.

Le président Formose, les ministres, les membres de la Chambre et du Sénat étaient présents à la cérémonie.

Le généralissime des armées pingouines s’y rendit en grand uniforme. Il fut acclamé.

Précédées du drapeau noir de la misère et du drapeau rouge de la révolte, les délégations des ouvriers défilèrent, farouches et tutélaires.

Président, ministres, députés, fonctionnaires, chefs de la magistrature et de l’armée, en leur nom et au nom du peuple souverain, renouvelèrent l’antique serment de vivre libres ou de mourir. C’était une alternative dans laquelle ils se mettaient résolument. Mais ils préféraient vivre libres. Il y eut des jeux, des discours et des chants.

Après le départ des représentants de l’État, la foule des citoyens s’écoula à flots lents et paisibles, en criant: «Vive la république! Vive la liberté! Hou! hou! la calotte!»

Les journaux ne signalèrent qu’un fait regrettable dans cette belle journée. Le prince des Boscénos fumait tranquillement un cigare sur la prairie de la Reine quand y défila le cortège de l’État. Le prince s’approcha de la voiture des ministres et dit d’une voix retentissante: «Mort aux chosards!» Il fut immédiatement appréhendé par les agents de police, auxquels il opposa la plus désespérée résistance. Il en abattit une multitude à ses pieds; mais il succomba sous le nombre et fut traîné, contus, écorché, tuméfié, scarifié, méconnaissable, enfin, à l’œil même d’une épouse, par les rues joyeuses, jusqu’au fond d’une prison obscure.

Les magistrats instruisirent curieusement le procès de Chatillon. On trouva dans le pavillon de l’Amirauté des lettres qui révélaient la main du révérend père Agaric dans le complot. Aussitôt l’opinion publique se déchaîna contre les moines; et le parlement vota coup sur coup une douzaine de lois qui restreignaient, diminuaient, limitaient, délimitaient, supprimaient, tranchaient et retranchaient leurs droits, immunités, franchises, privilèges et fruits, et leur créaient des incapacités multiples et dirimantes.

Le révérend père Agaric supporta avec constance la rigueur des lois par lesquelles il était personnellement visé, atteint, frappé, et la chute épouvantable de l’émiral, dont il était la cause première. Loin de se soumettre à la mauvaise fortune, il la regardait comme une étrangère de passage. Il formait de nouveaux desseins politiques, plus audacieux que les premiers.

Quand il eut suffisamment mûri ses projets, il s’en alla un matin par le bois des Conils. Un merle sifflait dans un arbre, un petit hérisson traversait d’un pas maussade le sentier pierreux. Agaric marchait à grandes enjambées en prononçant des paroles entrecoupées.

Parvenu au seuil du laboratoire où le pieux industriel avait, au cours de tant de belles années, distillé la liqueur dorée de Sainte-Orberose, il trouva la place déserte et la porte fermée. Ayant longé les bâtiments, il rencontra sur le derrière le vénérable Cornemuse, qui, sa robe troussée, grimpait à une échelle appuyée au mur.

— C’est vous, cher ami? lui dit-il. Que faites-vous là?

— Vous le voyez, répondit d’une voix faible le religieux des Conils, en tournant sur Agaric un regard douloureux. Je rentre chez moi.

Ses prunelles rouges n’imitaient plus l’éclat triomphal du rubis; elles jetaient des lueurs sombres et troubles. Son visage avait perdu sa plénitude heureuse. Le poli de son crâne ne charmait plus les regards; une sueur laborieuse et des plaques enflammées en altéraient l’inestimable perfection.

— Je ne comprends pas, dit Agaric.

— C’est pourtant facile à comprendre. Et vous voyez ici les conséquences de votre complot. Visé par une multitude de lois, j’en ai éludé le plus grand nombre. Quelques-unes, pourtant, m’ont frappé. Ces hommes vindicatifs ont fermé mes laboratoires et mes magasins, confisqué mes bouteilles, mes alambics et mes cornues; ils ont mis les scellés sur ma porte. Il me faut maintenant rentrer par la fenêtre. C’est à peine si je puis extraire en secret, de temps en temps, le suc des plantes, avec des appareils dont ne voudrait pas le plus humble des bouilleurs de cru.

— Vous souffrez la persécution, dit Agaric. Elle nous frappe tous.

Le religieux des Conils passa la main sur son front désolé:

— Je vous l’avais bien dit, frère Agaric; je vous l’avais bien dit que votre entreprise retomberait sur nous.

— Notre défaite n’est que momentanée, répliqua vivement Agaric. Elle tient à des causes uniquement accidentelles; elle résulte de pures contingences. Chatillon était un imbécile; il s’est noyé dans sa propre ineptie. Écoutez-moi, frère Cornemuse. Nous n’avons pas un moment à perdre. Il faut affranchir le peuple pingouin, il faut le délivrer de ses tyrans, le sauver de lui-même, restaurer la crête du Dragon, rétablir l’ancien État, le Bon-État, pour l’honneur de la religion et l’exaltation de la foi catholique. Chatillon était un mauvais instrument; il s’est brisé dans nos mains. Prenons, pour le remplacer, un instrument meilleur. Je tiens l’homme par qui la démocratie impie sera détruite. C’est un civil; c’est Gomoru. Les Pingouins en raffolent. Il a déjà trahi son parti pour un plat de riz. Voilà l’homme qu’il nous faut!