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De l’autre côté de la rue s’étendait la grande épicerie Sainte-Orberose. Des patriotes saisirent à la devanture tout ce qu’ils trouvaient sous la main, et le jetèrent sur Colomban, oranges, citrons, pots de confitures, tablettes de chocolat, bouteilles de liqueurs, boîtes de sardines, terrines de foie gras, jambons, volailles, stagnons d’huile et sacs de haricots. Couvert de débris alimentaires, contus et déchiré, boiteux, aveugle, il prit la fuite suivi de garçons de boutique, de mitrons, de rôdeurs, de bourgeois, de polissons dont le nombre grossissait de minute en minute et qui hurlaient «À l’eau! à mort le traître! à l’eau!» Ce torrent de vulgaire humanité roula tout le long des boulevards et s’engouffra dans la rue Saint-Maël. La police faisait son devoir; de toutes les voies adjacentes débouchaient des agents qui, la main gauche sur le fourreau de leur sabre, prenaient au pas de course la tête des poursuivants. Ils allongeaient déjà des mains énormes sur Colomban, quand il leur échappa soudain en tombant, par un regard ouvert, au fond d’un égout.

Il y passa la nuit, assis dans les ténèbres, au bord des eaux fangeuses, parmi les rats humides et gras. Il songeait à sa tâche; son cœur agrandi s’emplissait de courage et de pitié. Et quand l’aube mit un pâle rayon au bord du soupirail, il se leva et dit, se parlant à lui-même:

— Je discerne que la lutte sera rude.

Incontinent, il composa un mémoire où il exposait clairement que Pyrot n’avait pu voler au ministère de la guerre quatre-vingt mille bottes de foin qui n’y étaient jamais entrées, puisque Maubec ne les avait jamais fournies, bien qu’il en eût touché le prix. Colomban fit distribuer ce factum par les rues d’Alca. Le peuple refusait de le lire et le déchirait avec colère. Les boutiquiers montraient le poing aux distributeurs qui décampaient, poursuivis, le balai dans les reins, par des furies ménagères. Les têtes s’échauffèrent et l’effervescence dura toute la journée. Le soir, des bandes d’hommes farouches et déguenillés parcouraient les rues en hurlant: «Mort à Colomban!» Des patriotes arrachaient aux camelots des paquets entiers du factum, qu’ils brûlaient sur les places publiques, et ils dansaient autour de ces feux de joie des rondes éperdues avec des filles troussées jusqu’au ventre.

Les plus ardents allèrent casser les carreaux de la maison où Colomban vivait depuis quarante ans de son travail dans la douceur d’une paix profonde.

Les Chambres s’émurent et demandèrent au chef du gouvernement quelles mesures il comptait prendre pour réprimer les odieux attentats commis par Colomban contre l’honneur de l’armée nationale et la sûreté de la Pingouinie. Robin Mielleux flétrit l’audace impie de Colomban et annonça, aux applaudissements des législateurs, que cet homme serait traduit devant les tribunaux pour y répondre de son infâme libelle.

Le ministre de la guerre, appelé à la tribune, y parut transfiguré. Il n’avait plus l’air, comme autrefois, d’une oie sacrée des citadelles pingouines; maintenant hérissé, le cou tendu, le bec en croc, il semblait le vautour symbolique attaché au foie des ennemis de la patrie.

Dans le silence auguste de l’assemblée, il prononça ces seuls mots:

— Je jure que Pyrot est un scélérat.

Cette parole de Greatauk, répandue dans toute la Pingouinie, soulagea la conscience publique.

Chapitre V

Les révérends pères Agaric et Cornemuse

Colomban portait avec surprise et douceur le poids de la réprobation générale; il ne pouvait sortir de chez lui sans être lapidé; aussi ne sortait-il point; il écrivait dans son cabinet, avec un entêtement magnifique, de nouveaux mémoires en faveur de l’encagé innocent. Cependant parmi le peu de lecteurs qu’il trouva, quelques-uns, une douzaine, furent frappés de ses raisons et commencèrent à douter de la culpabilité de Pyrot. Ils s’en ouvrirent à leurs proches, s’efforcèrent de répandre autour d’eux la lumière qui naissait dans leur esprit. L’un d’eux était un ami de Robin Mielleux à qui il confia ses perplexités et qui dès lors refusa de le recevoir. Un autre demanda, par lettre ouverte, des explications au ministre de la guerre; un troisième publia un pamphlet terrible: celui-là, Kerdanic, était le plus redouté des polémistes. Le public en demeura stupide. On disait que ces défenseurs du traître étaient soudoyés par les grands juifs; on les flétrit du nom de pyrotins et les patriotes jurèrent de les exterminer. Il n’y avait que mille ou douze cents pyrotins dans la vaste république; on croyait en voir partout; on craignait d’en trouver dans les promenades, dans les assemblées, dans les réunions, dans les salons mondains, à la table de famille, dans le lit conjugal. La moitié de la population était suspecte à l’autre moitié. La discorde mit le feu dans Alca.

Or, le père Agaric, qui dirigeait une grande école de jeunes nobles, suivait les événements avec une anxieuse attention. Les malheurs de l’Église pingouine ne l’avaient point abattu; il restait fidèle au prince Crucho et conservait l’espoir de rétablir sur le trône de Pingouinie l’héritier des Draconides. Il lui parut que les événements qui s’accomplissaient ou se préparaient dans le pays, l’état d’esprit dont ils seraient en même temps l’effet et la cause, et les troubles, leur résultat nécessaire, pourraient, dirigés, conduits, tournés et détournés avec la sagesse profonde d’un religieux, ébranler la république et disposer les Pingouins à restaurer le prince Crucho dont la piété promettait des consolations aux fidèles. Coiffé de son vaste chapeau noir, dont les bords étaient pareils aux ailes de la Nuit, il s’achemina par le bois des Conils vers l’usine où son vénérable ami, le père Cornemuse, distillait la liqueur hygiénique de Sainte-Orberose. L’industrie du bon moine, si cruellement frappée au temps de l’émiral Chatillon, se relevait de ses ruines. On entendait les trains de marchandises rouler à travers les bois et l’on voyait sous les hangars des centaines d’orphelins bleus envelopper des bouteilles et clouer des caisses.

Agaric trouva le vénérable Cornemuse devant ses fourneaux, au milieu des cornues. Les prunelles glissantes du vieillard avaient retrouvé l’éclat du rubis; le poli de son crâne était redevenu suave et précieux.

Agaric félicita d’abord le pieux distillateur de l’activité qui renaissait dans ses laboratoires et dans ses ateliers.

— Les affaires reprennent. J’en rends grâces à Dieu, répondit le vieillard des Conis. Hélas! elles étaient bien tombées, frère Agaric, Vous avez vu la désolation de cet établissement. Je n’en dis pas davantage.

Agaric détourna la tête.

— La liqueur de Sainte-Orberose, poursuivit Cornemuse, triomphe de nouveau. Mon industrie n’en demeure pas moins incertaine et précaire. Les lois de ruine et de désolation qui l’ont frappée ne sont point abrogées: elles ne sont que suspendues….

Et le religieux, des Conils leva vers le cîel ses prunelles de rubis.

Agaric lui mit la main sur l’épaule:

— Quel spectacle, Cornemuse, nous offre la malheureuse Pingouinie! Partout la désobéissance, l’indépendance, la liberté! Nous voyons se lever les orgueilleux, les superbes, les hommes de révolte. Après avoir bravé les lois divines, ils se dressent contre les lois humaines, tant il est vrai que, pour être un bon citoyen, il faut être un bon chrétien. Colomban tâche à imiter Satan. De nombreux criminels suivent son funeste exemple; ils veulent, dans leur rage, briser tous les freins, rompre tous les jougs, s’affranchir des liens les plus sacrés, échapper aux contraintes les plus salutaires. Ils frappent leur patrie pour s’en faire obéir. Mais ils succomberont sous l’animadversion, la vitupération, l’indignation, la fureur, l’exécration et l’abomination publiques. Voilà l’abîme où les a conduits l’athéisme, la libre pensée, le libre examen, la prétention monstrueuse de juger par eux-mêmes, d’avoir une opinion propre.