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Le premier acte de l’association des antipyrots fut d’inviter le gouvernement à traduire immédiatement devant une haute cour de justice, comme coupables de haute trahison, les sept cents pyrots et leurs complices. Le prince des Boscénos, chargé de porter la parole au nom de l’Association, se présenta devant le conseil assemblé pour le recevoir et exprima le vœu que la vigilance et la fermeté du gouvernement s’élevassent à la hauteur des circonstances. Il serra la main à chacun des ministres et, passant devant le général Greatauk, il lui souffla à l’oreille:

— Marche droit, crapule, ou je publie le dossier Maloury!

Quelques jours après, par un vote unanime des Chambres, émis sur un projet favorable du gouvernement, l’association des antipyrots fut reconnue d’utilité publique.

Aussitôt, l’association envoya en Marsouinie, au château de Chitterlings, où Grucho mangeait le pain amer de l’exil, une délégation chargée d’assurer le prince de l’amour et du dévouement des ligueurs antipyrots.

Cependant les pyrotins croissaient en nombre; on en comptait maintenant dix mille. Ils avaient, sur les boulevards, leurs cafés attitrés. Les patriotes avaient les leurs, plus riches et plus vastes; tous les soirs d’une terrasse à l’autre jaillissaient les bocks, les soucoupes, les porte-allumettes, les carafes, les chaises et les tables; les glaces volaient en éclats; l’ombre, en confondant les coups, corrigeait l’inégalité du nombre et les brigades noires terminaient la lutte en foulant indifféremment les combattants des deux parties sous leurs semelles aux clous acérés.

Une de ces nuits glorieuses, comme le prince des Boscénos sortait, on compagnie de quelques patriotes, d’un cabaret à la mode, M. de la Trumelle, lui désignant un petit houmme à binocle, barbu, sans chapeau, n’ayant qu’une manche à son habit, et qui se traînait péniblement sur le trottoir jonché de débris:

— Tenez! fit-il, voici Colomban!

Avec la force, le prince avait la douceur; il était plein de mansuétude; mais au nom de Colomban son sang ne fit qu’un tour. Il bondit sur le petit homme à binocle et le renversa d’un coup de poing dans le nez.

M. de la Trumelle s’aperçut alors, que, trompé par une ressemblance imméritée, il avait pris pour Colomban M. Bazile, ancien avoué, secrétaire de l’association des antipyrots, patriote ardent et généreux. Le prince des Boscénos était de ces âmes antiques, qui ne plient jamais; pourtant il savait reconnaître ses torts.

— Monsieur Bazile, dit-il en soulevant son chapeau, si je vous ai effleuré le visage, vous m’excuserez et vous me comprendrez, vous m’approuverez, que dis-je, vous me complimenterez, vous me congratulerez et me féliciterez quand vous saurez la cause de cet acte. Je vous prenais pour Colomban.

M. Bazile, tamponnant avec son mouchoir ses narines jaillissantes et soulevant un coude tout éclatant de sa manche absente:

— Non, monsieur, répondit-il sèchement, je ne vous féliciterai pas, je ne vous congratulerai pas, je ne vous complimenterai pas, je ne vous approuverai pas, car votre action était pour le moins superflue; elle était, dirai-je, surérogatoire. On m’avait, ce soir, déjà pris trois fois pour Colomban et traité suffisamment comme il le mérite. Les patriotes lui avaient sur moi défoncé les côtes et cassé les reins, et j’estimais, monsieur, que c’était assez.

À peine avait-il achevé ce discours que les pyrotins apparurent en bande, et trompés, à leur tour, par cette ressemblance insidieuse, crurent que des patriotes assommaient Colomban. Ils tombèrent à coups de canne plombée et de nerfs de bœufs sur le prince des Boscénos et ses compagnons, qu’il laissèrent pour morts sur la place, et, s’emparant de l’avoué Bazile, le portèrent en triomphe, malgré ses protestations indignées, aux cris de «Vive Colomban! vive Pyrot!» le long des boulevards, jusqu’à ce que la brigade noire, lancée à leur poursuite, les eût assaillis, terrassés, traînés indignement au poste, où l’avoué Bazile fut, sous le nom de Colomban, trépigné par des semelles épaisses, aux clous sans nombre.

Chapitre VII

Bidault-Coquille et Maniflore. Les socialistes

Or, tandis qu’un vent de colère et de haine soufflait dans Alca, Eugène Bidault-Coquille, le plus pauvre et le plus heureux des astronomes, installé sur une vieille pompe à feu du temps des Draconides, observait le ciel à travers une mauvaise lunette et enregistrait photographiquement sur des plaques avariées les passages d’étoiles filantes. Son génie corrigeait les erreurs des instruments et son amour de la science triomphait de la dépravation des appareils. Il observait avec une inextinguible ardeur aérolithes, météorites et bolides, tous les débris ardents, toutes les poussières enflammées qui traversent d’une vitesse prodigieuse l’atmosphère terrestre, et recueillait, pour prix de ses veilles studieuses, l’indifférence du public, l’ingratitude de l’État et l’animadversion des corps savants. Abîmé dans les espaces célestes, il ignorait les accidents advenus à la surface de la terre; il ne lisait jamais les journaux et tandis qu’il marchait par la ville, l’esprit occupé des astéroïdes de novembre, il se trouva plus d’une fois dans le bassin d’un jardin public ou sous les roues d’un autobus.

Très haut de taille et de pensée, il avait un respect de lui-même et d’autrui qui se manifestait par une froide politesse ainsi que par une redingote noire très mince et un chapeau de haute forme, dont sa personne se montrait émaciée et sublimée. Il prenait ses repas dans un petit restaurant déserté par tous les clients moins spiritualistes que lui, où seule désormais sa serviette reposait, ceinte de son coulant de buis, au casier désolé. En cette gargotte, un soir, le mémoire de Colomban en faveur de Pyrot lui tomba sous les yeux; il le lut en cassant des noisettes creuses, et tout à coup, exalté d’étonnement d’admiration, d’horreur et de pitié, il oublia les chutes de météores et les pluies d’étoiles et ne vit plus que l’innocent balancé par les vents dans sa cage où perchaient les corbeaux.

Cette image ne le quittait plus. Il était depuis huit jours sous l’obsession du condamné innocent quand, au sortir de sa gargotte, il vit une foule de citoyens s’engouffrer dans un bastringue où se tenait une réunion publique. Il entra; la réunion était contradictoire; on hurlait, on s’invectivait, on s’assommait dans la salle fumeuse. Les pyrots et les antipyrots parlaient, tour à tour acclamés et conspués. Un enthousiasme obscur et confus soulevait les assistants. Avec l’audace des hommes timides et solitaires, Bidault-Coquille bondit sur l’estrade et parla trois quarts d’heure. Il parla très vite, sans ordre, mais avec véhémence et dans toute la conviction d’un mathématicien mystique. Il fut acclamé. Quand il descendit de l’estrade, une grande femme sans âge, tout en rouge, portant à son immense chapeau des plumes héroïques, se jeta sur lui, à la fois ardente et solennelle, l’embrassa et lui dit:

— Vous êtes beau!

Il pensa dans sa simplicité qu’il devait y avoir à cela quelque chose de vrai.

Elle lui déclara qu’elle ne vivait plus que pour la défense de Pyrot et dans le culte de Colomban. Il la trouva sublime et la crut belle. C’était Maniflore, une vieille cocotte pauvre, oubliée, hors d’usage, et devenue tout à coup grande citoyenne.

Elle ne le quitta plus. Ils vécurent ensemble des heures inimitables dans les caboulots et les garnis transfigurés, dans les bureaux de rédaction, dans les salles de réunions et de conférences. Comme il était idéaliste, il persistait à la croire adorable, bien qu’elle lui eût donné amplement l’occasion de s’apercevoir qu’elle ne conservait de charmes en nul endroit ni d’aucune manière. Elle gardait seulement de sa beauté passée la certitude de plaire et une hautaine assurance à réclamer les hommages. Pourtant, il faut le reconnaître, cette affaire Pyrot, féconde en prodiges, revêtait Maniflore d’une sorte de majesté civique et la transformait, dans les réunions populaires, en un symbole auguste de la justice et de la vérité.