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Chez aucun antipyrot, chez aucun défenseur de Greatauk, chez aucun ami du sabre, Bidault-Coquille et Maniflore n’inspiraient la moindre pointe d’ironie et de gaieté. Les dieux, dans leur colère, avaient refusé à ces hommes le don précieux du sourire. Ils accusaient gravement la courtisane et l’astronome d’espionnage, de trahison, de complot contre la patrie. Bidault-Coquille et Maniflore grandissaient à vue d’œil sous l’injure, l’outrage et la calomnie.

La Pingouinie était, depuis de longs mois, partagée en deux camps, et, ce qui peut paraître étrange au premier abord, les socialistes n’avaient pas encore pris parti. Leurs groupements comprenaient presque tout ce que le pays comptait de travailleurs manuels, force éparse, confuse, rompue, brisée, mais formidable. L’affaire Pyrot jeta les principaux chefs de groupes dans un singulier embarras: ils n’avaient pas plus envie de se mettre du côté des financiers que du côté des militaires. Ils regardaient les grands et les petits juifs comme des adversaires irréductibles. Leurs principes n’étaient point en jeu, leurs intérêts n’étaient point engagés dans cette affaire. Cependant, ils sentaient, pour la plupart, combien il devenait difficile de demeurer étranger à des luttes où la Pingouinie se jetait tout entière.

Les principaux d’entre eux se réunirent au siège de leur fédération, rue de la Queue-du-diable-Saint Maël, pour aviser à la conduite qu’il leur conviendrait de tenir dans les conjonctures présentes et les éventualités futures.

Le compagnon Phœnix prit le premier la parole:

— Un crime, dit-il, le plus odieux et le plus lâche des crimes, un crime judiciaire a été commis. Des juges militaires, contraints ou trompés par leurs chefs hiérarchiques, ont condamné un innocent à une peine infamante et cruelle. Ne dites pas que la victime n’est pas des nôtres; qu’elle appartient à une caste qui nous fut et nous sera toujours ennemie. Notre parti est le parti de la justice sociale; il n’est pas d’iniquité qui lui soit indifférente.

»Quelle honte pour nous si nous laissions un radical, Kerdanic, un bourgeois, Colomban, et quelques républicains modérés poursuivre seuls les crimes du sabre. Si la victime n’est pas des nôtres, ses bourreaux sont bien les bourreaux de nos frères et Greatauk, avant de frapper un militaire, a fait fusiller nos camarades grévistes.

»Compagnons, par un grand effort intellectuel, moral et matériel, vous arracherez Pyrot au supplice; et, en accomplissant cet acte généreux, vous ne vous détournerez pas de la tâche libératrice et révolutionnaire que vous avez assumée, car Pyrot est devenu le symbole de l’opprimé et toutes les iniquités sociales se tiennent; en en détruisant une, on ébranle toutes les autres.

Quand Phœnîx eut achevé, le compagnon Sapor parla en ces termes:

— On vous conseille d’abandonner votre tâche pour accomplir une besogne qui ne vous concerne pas. Pourquoi vous jeter dans une mêlée où, de quelque côté que vous vous portiez, vous ne trouverez que des adversaires naturels, irréductibles, nécessaires? Les financiers ne vous sont-ils pas moins haïssables que les militaires? Quelle caisse allez-vous sauver: celle des Bilboquet de la Banque ou celle des Paillasse de la Revanche? Quelle inepte et criminelle générosité vous ferait voler au secours des sept cents pyrots que vous trouverez toujours en face de vous dans la guerre sociale?

»On vous propose de faire la police chez vos ennemis et de rétablir parmi eux l’ordre que leurs crimes ont troublé. La magnanimité poussée à ce point change de nom.

»Camarades, il y a un degré où l’infamie devient mortelle pour une société; la bourgeoisie pingouine étouffe dans son infamie, et l’on vous demande de la sauver, de rendre l’air respirable autour d’elle. C’est se moquer de vous.

»Laissons-la crever, et regardons avec un dégoût plein de joie ses dernières convulsions, en regrettant seulement qu’elle ait si profondément corrompu le sol où elle a bâti, que nous n’y trouverons qu’une boue empoisonnée pour poser les fondements d’une société nouvelle.»

Sapor ayant terminé son discours, le camarade Lapersonne prononça ce peu de mots:

— Phœnix nous appelle au secours de Pyrot pour cette raison que Pyrot est innocent. Il me semble que c’est une bien mauvaise raison. Si Pyrot est innocent, il s’est conduit en bon militaire et il a toujours fait consciencieusement son métier, qui consiste principalement à tirer sur le peuple. Ce n’est pas un motif pour que le peuple prenne sa défense, en bravant tous les périls. Quand il me sera démontré que Pyrot est coupable et qu’il a volé le foin de l’armée, je marcherai pour lui.

Le camarade Larrivée prit ensuite la parole:

— Je ne suis pas de l’avis de mon ami Phœnix; je ne suis pas non plus de l’avis de mon ami Sapor; je ne crois pas que le parti doive embrasser une cause dès qu’on nous dit que cette cause est juste. Je crains qu’il n’y ait là un fâcheux abus de mots et une dangereuse équivoque. Car la justice sociale n’est pas la justice révolutionnaire. Elles sont toutes deux en antagonisme perpétueclass="underline" servir l’une, c’est combattre l’autre. Quant à moi, mon choix est fait: je suis pour la justice révolutionnaire contre la justice sociale. Et pourtant, dans le cas présent, je blâme l’abstention. Je dis que lorsque le sort favorable vous apporte une affaire comme celle-ci, il faudrait être des imbéciles pour ne pas en profiter.

»Comment? l’occasion nous est offerte d’asséner au militarisme des coups terribles, peut-être mortels. Et vous voulez que je me croise les bras? Je vous en avertis, camarades; je ne suis pas un fakir; je ne serai jamais du parti des fakirs; s’il y a ici des fakirs, qu’ils ne comptent pas sur moi pour leur tenir compagnie. Se regarder le nombril est une politique sans résultats, que je ne ferai jamais.

»Un parti comme le nôtre doit s’affirmer sans cesse; il doit prouver son existence par une action continue. Nous interviendrons dans l’affaire Pyrot; mais nous y interviendrons révolutionnairement; nous exercerons une action violente…. Croyez-vous donc que la violence soit un vieux procédé, une invention surannée, qu’il faille mettre au rancart avec les diligences, la presse à bras et le télégraphe aérien? Vous êtes dans l’erreur. Aujourd’hui comme hier, on n’obtient rien que par la violence; c’est l’instrument efficace; il faut seulement savoir s’en servir. Quelle sera notre action? Je vais vous le dire: ce sera d’exciter les classes dirigeantes les unes contre les autres, de mettre l’armée aux prises avec la finance, le gouvernement avec la magistrature, la noblesse et le clergé avec les juifs, de les pousser, s’il se peut, à s’entre-détruire; ce sera d’entretenir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades.

»L’affaire Pyrot, pour peu qu’on sache s’en servir, hâtera de dix ans la croissance du parti socialiste et l’émancipation du prolétariat par le désarmement, la grêve générale et la révolution.»

Les chefs du parti ayant de la sorte exprimé chacun un avis différent, la discussion ne se prolongea pas sans vivacité; les orateurs, comme il arrive toujours en ce cas, reproduisirent les arguments qu’ils avaient déjà présentés et les exposèrent avec moins d’ordre et de mesure que la première fois. On disputa longtemps et personne ne changea d’avis. Mais ces avis, en dernière analyse, se réduisaient à deux, celui de Sapor et de Lapersonne qui conseillaient l’abstention, et celui de Phœnix et de Larrivée qui voulaient intervenir. Encore ces deux opinions contraires se confondaient-elles en une commune haine des chefs militaires et de leur justice et dans une commune croyance à l’innocence de Pyrot. L’opinion publique ne se trompa donc guère en considérant tous les chefs socialistes comme des pyrotins très pernicieux.