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Quant aux masses profondes au nom desquelles ils parlaient, et qu’ils représentaient autant que la parole peut représenter l’inexprimable, quant aux prolétaires enfin, dont il est difficile de connaître la pensée qui ne se connaît point elle-même, il semble que l’affaire Pyrot ne les intéressait pas. Elle était pour eux trop littéraire, d’un goût trop classique, avec un ton de haute bourgeoisie et de haute finance, qui ne leur plaisait guère.

Chapitre VIII

Le proces Colomban

Quand s’ouvrit le procès Colomban, les pyrotins n’étaient pas beaucoup plus de trente mille; mais il y en avait partout, et il s’en trouvait même parmi les prêtres et les militaires. Ce qui leur nuisait le plus c’était la sympathie des grands juifs. Au contraire, ils devaient à leur faible nombre de précieux avantages et en premier lieu de compter parmi eux moins d’imbéciles que leurs adversaires qui en étaient surchargés. Ne comprenant qu’une infime minorité, ils se concertaient facilement, agissaient avec harmonie, n’étaient point tentés de se diviser et de contrarier leurs efforts; chacun d’eux sentait la nécessité de bien faire et se tenait d’autant mieux qu’il se trouvait plus en vue. Enfin tout leur permettait de croire qu’ils gagneraient de nouveaux adhérents, tandis que leurs adversaires, ayant réuni du premier coup les foules, ne pouvaient plus que décroître.

Traduit devant ses juges, en audience publique, Colomban s’aperçut tout de suite que ses juges n’étaient pas curieux. Dès qu’il ouvrait la bouche, le président lui ordonnait de se taire, dans l’intérêt supérieur de l’État. Pour la même raison, qui est la raison suprême, les témoins à décharge ne furent point entendus. Le général Panther, chef d’état-major, parut à la barre, en grand uniforme et décoré de tous ses ordres. Il déposa en ces termes:

— L’infâme Colomban prétend que nous n’avons pas de preuves contre Pyrot. Il en a menti: nous en avons; j’en garde dans mes archives sept cent trente-deux mètres carrés, qui, à cinq cents kilos chaque, font trois cent soixante-six mille kilos.

Cet officier supérieur donna ensuite, avec élégance et facilité, un aperçu de ces preuves.

— Il y en a de toutes couleurs et de toutes nuances, dit-il en substance; il y en a de tout format, pot, couronne, écu, raisin, colombier, grand aigle, etc. La plus petite a moins d’un millimètre carré; la plus grande mesure 70 mètres de long sur 0 m. 90 de large.

À cette révélation l’auditoire frémit d’horreur.

Greatauk vint déposer à son tour. Plus simple et, peut-être, plus grand, il portait un vieux veston gris, et tenait les mains jointes derrière le dos.

— Je laisse, dit-il avec calme et d’une voix peu élevée, je laisse à monsieur Colomban la responsabilité d’un acte qui a mis notre pays à deux doigts de sa perte. L’affaire Pyrot est secrète; elle doit rester secrète. Si elle était divulguée, les maux les plus cruels, guerres, pillages, ravages, incendies, massacres, épidémies, fondraient immédiatement sur la Pingouinie. Je m’estimerais coupable de haute trahison si je prononçais un mot de plus.

Quelques personnes connues pour leur expérience politique, entre autres M. Bigourd, jugèrent la déposition du ministre de la guerre plus habile et de plus de portée que celle de son chef d’état-major.

Le témoignage du colonel de Boisjoli fit une grande impression:

— Dans une soirée au ministère de la guerre, dit cet officier, l’attaché militaire d’une puissance voisine me confia que, ayant visité les écuries de son souverain, il avait admiré un foin souple et parfumé, d’une jolie teinte verte, le plus beau qu’il eût jamais vu! «D’où venait-il?» lui demandai-je. Il ne me répondit pas; mais l’origine ne m’en parut pas douteuse. C’était le foin volé par Pyrot. Ces qualités de verdeur, de souplesse et d’arôme sont celles de notre foin national. Le fourrage de la puissance voisine est gris, cassant; il sonne sous la fourche et sent la poussière. Chacun peut conclure.

Le lieutenant-colonel Hastaing vint dire, à la barre, au milieu des huées, qu’il ne croyait pas Pyrot coupable. Aussitôt il fut appréhendé par la gendarmerie et jeté dans un cul de basse-fosse où, nourri de vipères, de crapauds et de verre pilé, il demeura insensible aux promesses comme aux menaces.

L’huissier appela:

— Le comte Pierre Maubec de la Dentdulynx.

Il se fit un grand silence et l’on vit s’avancer vers la barre un gentihomme magnifique et dépenaillé, dont les moustaches menaçaient le ciel et dont les prunelles fauves jetaient des éclairs.

Il s’approche de Colomban, et lui jetant un regard d’ineffable mépris:

— Ma déposition, dit-il, la voici: Merde!

À ces mots la salle entière éclata en applaudissements enthousiastes et bondit, soulevée par un de ces transports qui exaltent les cœurs et portent les âmes aux actions extraordinaires. Sans ajouter une parole, le comte Maubec de la Dentdulynx se retira.

Quittant avec lui le prétoire, tous les assistants lui firent cortège. Prosternée à ses pieds, la princesse des Boscénos lui tenait les cuisses éperdument embrassées; il allait, impassible et sombre, sous une pluie de mouchoirs et de fleurs. La vicomtesse Olive, crispée à son cou, n’en put être détachée et le calme héros l’emporta flottante sur sa poitrine comme une écharpe légère.

Quand l’audience qu’il avait dû suspendre fut reprise, le président appela les experts.

L’illustre expert en écriture, Vermillard, exposa le résultat de ses recherches.

— Ayant étudié attentivement, dit-il, les papiers saisis chez Pyrot, notamment ses livres de dépense et ses cahiers de blanchissage, j’ai reconnu que, sous une banale apparence, ils constituent un cryptogramme impénétrable dont j’ai pourtant trouvé la clé. L’infamie du traître s’y voit à chaque ligne. Dans ce système d’écriture ces mots «Trois books et vingt francs pour Adèle» signifient: «J’ai livré trente mille bottes de foin à une puissance voisine». D’après ces documents j’ai pu même établir la composition du foin livré par cet officier: En effet, les mots chemise, gilet, caleçon, mouchoirs de poche, faux-cols, apéritif, tabac, cigares, veulent dire trèfle, paturin, luzerne, pimprenelle, avoine, ivraie, flouve odorante et fléole des prés. Et ce sont là précisément les plantes aromatiques qui composaient le foin odorant fourni par le comte Maubec à la cavalerie pingouine. Ainsi Pyrot faisait mention de ses crimes dans un langage qu’il croyait à jamais indéchiffrable. On est confondu de tant d’astuce uni à tant d’inconscience.

Colomban, reconnu coupable sans circonstances atténuantes, fut condamné au maximum de la peine. Les jurés signèrent aussitôt un recours en rigueur.

Sur la place du Palais, au bord du fleuve dont les rives avaient vu douze siècles d’une grande histoire, cinquante mille personnes attendaient dans le tumulte l’issue du procès. Là s’agitaient les dignitaires de l’association des antipyrots, parmi lesquels on remarquait le prince des Boscénos, le comte Cléna, le vicomte Olive, M. de la Trumelle; là se pressaient le révérend père Agaric et les professeurs de l’école Saint-Maël avec tous leurs élèves; là, le moine Douillard et le généralissime Caraguel, en se tenant embrassés, formaient un groupe sublime, et l’on voyait accourir par le Pont-Vieux les dames de la halle et des lavoirs, avec des broches, des pelles, des pincettes, des battoirs et des chaudrons d’eau de Javel; devant les portes de bronze, sur les marches, était rassemblé tout ce qu’Alca comptait de défenseurs de Pyrot, professeurs, publicistes, ouvriers, les uns conservateurs, les autres radicaux ou révolutionnaires, et l’on reconnaissait, à leur tenue négligée et à leur aspect farouche, les camarades Phœnix, Larrivée, Lapersonne, Dagobert et Varambille.