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Serré dans sa redingote funèbre et coiffé de son chapeau cérémonieux, Bidault-Coquille invoquait en faveur de Colomban et du colonel Hastaing les mathématiques sentimentales. Sur la plus haute marche resplendissait, souriante et farouche, Maniflore, courtisane héroïque, jalouse de mériter, comme Léena un monument glorieux ou, comme Epicharis, les louanges de l’histoire.

Les sept cents pyrots, déguisés en marchands de limonade, en camelots, en ramasseurs de mégots et en antipyrots, erraient autour du vaste édifice.

Quand Colomban parut, une clameur telle s’éleva que, frappés par la commotion de l’air et de l’eau, les oiseaux en tombèrent des arbres et les poissons en remontèrent sur le ventre à la surface du fleuve. On hurlait de toutes parts:

— À l’eau, Colomban! à l’eau! à l’eau!

Quelques cris jaillissaient:

— Justice et vérité!

Une voix même fut entendue vociférant:

— À bas l’armée!

Ce fut le signal d’une effroyable mêlée. Les combattants tombaient par milliers et formaient de leurs corps entassés des tertres hurlants et mouvants sur lesquels de nouveaux lutteurs se prenaient à la gorge. Les femmes, ardentes, échevelées, pâles, les dents agacées et les ongles frénétiques, se ruaient sur l’homme avec des transports qui donnait à leur visage, au grand jour de la place publique, une expression délicieuse qu’on n’avait pu surprendre jusque-là que dans l’ombre des rideaux, au creux des oreillers. Elles vont saisir Colomban, le mordre, l’étrangler, l’écarteler, le déchirer et s’en disputer les lambeaux, lorsque Maniflore, grande, chaste dans sa tunique rouge, se dresse, sereine et terrible, devant ces furies qui reculent épouvantées. Colomban semblait sauvé; ses partisans étaient parvenus à lui frayer un chemin à travers la place du Palais et à l’introduire dans un fiacre aposté au coin du Pont-Vieux. Déjà le cheval filait au grand trot, mais le prince des Boscénos, le comte Cléna, M. de la Trumelle, jetèrent le cocher à bas de son siège; puis poussant l’animal à reculons et faisant marcher les grandes roues devant les petites acculèrent l’attelage au parapet du pont, d’où ils le firent basculer dans le fleuve, aux applaudissements de la foule en délire. Avec un clapotement sonore et frais, l’eau jaillit en gerbe; puis on ne vit plus qu’un léger remous à la surface étincelante du fleuve.

Presque aussitôt, les compagnons Dagobert et Varambille, aidés des sept cents pyrots déguisés, envoyèrent le prince des Boscénos, la tête la première, dans un bateau de blanchisseuses où il s’abîma lamentablement.

La nuit sereine descendit sur la place du Palais, et versa sur les débris affreux dont elle était jonchée le silence et la paix. Cependant, à trois kilomètres en aval, sous un pont, accroupi, tout dégouttant, au côté d’un vieux cheval estropié, Colomban méditait sur l’ignorance et l’injustice des foules.

— L’affaire, se disait-il, est plus rude encore que je ne croyais. Je prévois de nouvelles difficultés.

Il se leva, s’approcha du malheureux animaclass="underline"

— Que leur avais-tu fait? pauvre ami, lui dit-il. C’est à cause de moi qu’ils t’ont si cruellement traité.

Il embrassa la bête infortunée et mit un baiser sur l’étoile blanche de son front. Puis il la tira par la bride, et, boitant, l’emmena boitant à travers la ville endormie jusqu’à sa maison, où le sommeil leur fit oublier les hommes.

Chapitre IX

Le père Douillard

Dans leur infinie mansuétude, à la suggestion du père commun des fidèles, les évêques, chanoines, curés, vicaires, abbés et prieurs de Pingouinie, résolurent de célébrer un service solennel dans la cathédrale d’Alca, pour obtenir de la miséricorde divine qu’elle daignât mettre un terme aux troubles qui déchiraient une des plus nobles contrées de la Chrétienté et accorder au repentir de la Pingouinie le pardon de ses crimes envers Dieu et les ministres du culte.

La cérémonie eut lieu le quinze juin. Le généralissime Caraguel se tenait au banc d’œuvre, entouré de son état-major. L’assistance était nombreuse et brillante; selon l’expression de M. Bigourd, c’était à la fois une foule et une élite. On y remarquait au premier rang M. de la Berthoseille, chambellan de monseigneur le prince Crucho. Près de la chaire où devait monter le révérend père Douillard, de l’ordre de Saint-François, se tenaient debout, dans une attitude recueillie, les mains croisées sur leurs gourdins, les grands dignitaires de l’association des antipyrots, le vicomte Olive, M. de la Trumelle, le comte Cléna, le duc d’Ampoule, le prince des Boscénos. Le père Agaric occupait l’abside, avec les professeurs et les élèves de l’école Saint-Maël. Le croisillon et le bas-côté de droite étaient réservés aux officiers et soldats en uniforme comme le plus honorable, puisque c’est de ce côté que le Seigneur pencha la tête en expirant sur la croix. Les dames de l’aristocratie, et parmi elles la comtesse Cléna, la vicomtesse Olive, la princesse des Boscénos, occupaient les tribunes. Dans l’immense vaisseau et sur la place du Parvis se pressaient vingt mille religieux de toutes robes et trente mille laïques.

Après la cérémonie expiatoire et propitiatoire, le révérend père Douillard monta en chaire. Le sermon avait été donné d’abord au révérend père Agaric; mais jugé, malgré ses mérites, au-dessous des circonstances pour le zèle et la doctrine, on lui préféra l’éloquent capucin qui depuis six mois allait prêcher dans les casernes contre les ennemis de Dieu et de l’autorité.

Le révérend père Douillard, prenant pour texte Deposuit potentes de sede, établit que toute-puissance temporelle a Dieu pour principe et pour fin et qu’elle se perd et s’abîme elle-même quand elle se détourne de la voie que la Providence lui a tracée et du but qu’elle lui a assigné.

Faisant application de ces règles sacrées au gouvernement de la Pingouinie, il traça un tableau effroyable des maux que les maîtres de ce pays n’avaient su ni prévoir ni empêcher.

— Le premier auteur de tant de misères et de hontes, dit-il, vous ne le connaissez que trop, mes frères. C’est un monstre dont le nom annonce providentiellement la destinée, car il est tiré du grec pyros, qui veut dire feu, la sagesse divine, qui parfois est philologue, nous avertissant par cette étymologie qu’un juif devait allumer l’incendie dans la contrée qui l’avait accueilli.

Il montra la patrie, persécutée par les persécuteurs de l’Église, s’écriant sur son calvaire:

«Ô douleur! ô gloire! Ceux qui ont crucifié mon dieu me crucifient!»

À ces mots un long frémissement agita l’auditoire.

Le puissant orateur souleva plus d’indignation encore en rappelant l’orgueilleux Colomban, plongé, noir de crimes, dans le fleuve dont toute l’eau ne le lavera pas. Il ramassa toutes les humiliations, tous les périls de la Pingouinie pour en faire un grief au président de la république et à son premier ministre.

— Ce ministre, dit-il, ayant commis une lâcheté dégradante en n’exterminant pas les sept cents pyrots avec leurs alliés et leurs défenseurs, comme Saül extermina les Philistins dans Gabaon, s’est rendu indigne d’exercer le pouvoir que Dieu lui avait délégué, et tout bon citoyen peut et doit désormais insulter à sa méprisable souveraineté. Le Ciel regardera favorablement ses contempteurs. Deposuit patentes de sede. Dieu déposera les chefs pusillanimes et il mettra à leur place les hommes forts qui se réclameront de Lui. Je vous en préviens, messieurs; je vous en préviens, officiers, sous-officiers, soldats qui m’écoutez; je vous en préviens, généralissime des armées pingouines, l’heure est venue! Si vous n’obéissez pas aux ordres de Dieu, si vous ne déposez pas en son nom les possédants indignes, si vous ne constituez pas sur la Pingouinie un gouvernement religieux et fort, Dieu n’en détruira pas moins ce qu’il a condamné, il n’en sauvera pas moins son peuple; il le sauvera, à votre défaut, par un humble artisan ou par un simple caporal. L’heure sera bientôt passée. Hâtez-vous!