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Soulevés par cette ardente exhortation, les soixante mille assistants se levèrent frémissants; des cris jaillirent: «Aux armes! aux armes! Mort aux pyrots! Vive Crucho!» et tous, moines, femmes, soldats, gentilshommes, bourgeois, larbins, sous le bras surhumain levé dans la chaire de vérité pour les bénir, entonnant l’hymne: Sauvons la Pingouinie! s’élancèrent impétueusement hors de la basilique et marchèrent, par les quais du fleuve, sur la Chambre des députés.

Resté seul dans la nef désertée, le sage Cornemuse, levant les bras au ciel, murmura d’une voix brisée:

Agnosco fortunam ecclesiae pinguicanae! Je ne vois que trop où tout cela nous conduira.

L’assaut que donna la foule sainte au palais législatif fut repoussé. Vigoureusement chargés par les brigades noires et les gardes d’Alca, les assaillants fuyaient en désordre quand les camarades accourus des faubourgs, ayant à leur tête Phœnix, Dagobert, Lapersonne et Varambille, se jetèrent sur eux et achevèrent leur déconfiture. MM. de la Trumelle et d’Ampoule furent traînés au poste. Le prince des Boscénos, après avoir lutté vaillamment, tomba la tête fendue sur le pavé ensanglanté.

Dans l’enthousiasme de la victoire, les camarades, mêlés à d’innombrables camelots, parcoururent, toute la nuit, les boulevards, portant Maniflore en triomphe et brisant les glaces des cafés et les vitres des lanternes aux cris de: «À bas Crucho! Vive la sociale!» Les antipyrots passaient à leur tour, renversant les kiosques des journaux et les colonnes de publicité.

Spectacles auxquels la froide raison ne saurait applaudir et propres à l’affliction des édiles soucieux de la bonne police des chemins et des rues; mais ce qui était plus triste pour les gens de cœur, c’était l’aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et tout égoïstes et lâches qu’ils se laissaient voir, voulaient qu’on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient: «Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides; cessez de déchirer le sein de votre mère!», comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n’étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des mœurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l’injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l’injuste dans son courage. L’un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques des pêcheurs.

Pendant ces nuits agitées, au faîte de sa vieille pompe à feu, sous le ciel serein, tandis que les étoiles filantes s’enregistraient sur les plaques photographiques, Bidault-Coquille se glorifiait en son cœur. Il combattait pour la justice; il aimait, il était aimé d’un amour sublime. L’injure et la calomnie le portaient aux nues. On voyait sa caricature avec celle de Colomban, de Kerdanic et du colonel Hastaing dans les kiosques des journaux; les antipyrots publiaient qu’il avait reçu cinquante mille francs des grands financiers juifs. Les reporters des feuilles militaristes consultaient sur sa valeur scientifique les savants officiels qui lui refusaient toute connaissance des astres, contestaient ses observations les plus solides, niaient ses découvertes les plus certaines, condamnaient ses hypothèses les plus ingénieuses et les plus fécondes. Sous les coups flatteurs de la haine et de l’envie, il exultait.

Contemplant à ses pieds l’immensité noire percée d’une multitude de lumières, sans songer à tout ce qu’une nuit de grande ville renferme de lourds sommeils, d’insomnies cruelles, de songes vains, de plaisirs toujours gâtés et de misères infiniment diverses:

— C’est dans cette énorme cité, se disait-il, que le juste et l’injuste se livrent bataille.

Et, substituant à la réalité multiple et vulgaire une poésie simple et magnifique, il se représentait l’affaire Pyrot sous l’aspect d’une lutte des bons et des mauvais anges; il attendait le triomphe éternel des Fils de la lumière et se félicitait d’être un Enfant du jour terrassant les Enfants de la nuit.

Chapitre X

Le conseiller Chaussepied

Aveuglés jusque-là par la peur, imprudents et stupides, les républicains, devant les bandes du capucin Douillard et les partisans du prince Crucho, ouvrirent les yeux et comprirent enfin le véritable sens de l’affaire Pyrot. Les députés que, depuis deux ans, les hurlements des foules patriotes faisaient pâlir, n’en devinrent pas plus courageux, mais ils changèrent de lâcheté et s’en prirent au ministère Robin Mielleux des désordres qu’ils avaient eux-mêmes favorisés par leur complaisance et dont ils avaient plusieurs fois, en tremblant, félicité les auteurs; ils lui reprochaient d’avoir mis en péril la république par sa faiblesse qui était la leur et par des complaisances qu’ils lui avaient imposées; certains d’entre eux commençaient à douter si leur intérêt n’était pas de croire à l’innocence de Pyrot plutôt qu’à sa culpabilité et dès lors ils éprouvèrent de cruelles angoisses à la pensée que ce malheureux pouvait n’avoir pas été condamné justement, et expiait dans sa cage aérienne les crimes d’un autre. «Je n’en dors pas!» disait en confidence à quelques membres de la majorité le ministre Guillaumette, qui aspirait à remplacer son chef.

Ces généreux législateurs renversèrent le cabinet, et le président de la république mit à la place de Robin Mielleux un sempiternel républicain, à la barbe fleurie, nommé La Trinité, qui, comme la plupart des Pingouins, ne comprenait pas un mot à l’affaire mais trouvait que, vraiment, il s’y mettait trop de moines.

Le général Greatauk, avant de quitter le ministère, fit ses dernières recommandations au chef d’état-major, Panther.

— Je pars et vous restez, lui dit-il en lui serrant la main. L’affaire Pyrot est ma fille; je vous la confie; elle est digne de votre amour et de vos soins; elle est belle. N’oubliez pas que sa beauté cherche l’ombre, se plaît dans le mystère et veut rester voilée. Ménagez sa pudeur. Déjà trop de regards indiscrets ont profané ses charmes … Panther, vous avez souhaité des preuves et vous en avez obtenu. Vous en possédez beaucoup; vous en possédez trop. Je prévois des interventions importunes et des curiosités dangereuses. À votre place, je mettrais au pilon tous ces dossiers. Croyez-moi, la meilleure des preuves, c’est de n’en pas avoir. Celle-là est la seule qu’on ne discute pas.

Hélas! le général Panther ne comprit pas la sagesse de ces conseils. L’avenir ne devait donner que trop raison à la clairvoyance de Greatauk. Dès son entrée au ministère, La Trinité demanda le dossier de l’affaire Pyrot. Péniche, son ministre de la guerre, le lui refusa au nom de l’intérêt supérieur de la défense nationale, lui confiant que ce dossier constituait à lui seul, sous la garde du général Panther, les plus vastes archives du monde. La Trinité étudia le procès comme il put et, sans le pénétrer à fond, le soupçonna d’irrégularité. Dès lors, conformément à ses droits et prérogatives, il en ordonna la révision. Immédiatement Péniche, son ministre de la guerre, l’accusa d’insulter l’armée et de trahir la patrie et lui jeta son portefeuille à la tête. Il fut remplacé par un deuxième qui en fit autant, et auquel succéda un troisième qui imita ces exemples, et les suivants, jusqu’à soixante-dix, se comportèrent comme leurs prédécesseurs, et le vénérable La Trinité gémit, obrué sous les portefeuilles belliqueux. Le septante-unième ministre de la guerre, van Julep, resta en fonctions; non qu’il fût en désaccord avec tant et de si nobles collègues, mais il était chargé par eux de trahir généreusement son président du conseil, de le couvrir d’opprobre et de honte et de faire tourner la révision à la gloire de Greatauk, à la satisfaction des anti-pyrots, au profit des moines et pour le rétablissement du prince Crucho.