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»Sage veut dire savant. On dit qu’une fille est sage quand elle ne sait rien. On cultive son ignorance. En dépit de tous les soins, les plus sages savent, puisqu’on ne peut leur cacher ni leur propre nature, ni leurs propres états, ni leurs propres sensations. Mais elles savent mal, elles savent de travers. C’est tout ce qu’on obtient par une culture attentive….

— Monsieur, dit brusquement d’un air sombre Joseph Boutourlé, trésorier-payeur général d’Alca, croyez-le bien: il y a des filles innocentes, parfaitement innocentes, et c’est un grand malheur. J’en ai connu trois; elles se marièrent: ce fut affreux. L’une, quand son mari s’approcha d’elle, sauta du lit, épouvantée et cria par la fenêtre: «Au secours; monsieur est devenu fou!» Une autre fut trouvée, le matin de ses noces, en chemise, sur l’armoire à glace et refusant de descendre. La troisième eut la même surprise, mais elle souffrit tout sans se plaindre. Seulement, quelques semaines après son mariage, elle murmura à l’oreille de sa mère: «Il se passe entre mon mari et moi des choses inouies, des choses qu’on ne peut pas s’imaginer, des choses dont je n’oserais pas parler même à toi.» Pour ne pas perdre son âme, elle les révéla à son confesseur et c’est de lui qu’elle apprit, peut-être avec un peu de déception, que ces choses n’étaient pas extraordinaires.

— J’ai remarqué, reprit le professeur Haddock, que les Européens en général et les Pingouins en particulier, avant les sports et l’auto, ne s’occupaient de rien autant que de l’amour. C’était donner bien de l’importance à ce qui en a peu.

— Alors, monsieur, s’écria madame Crémeur suffoquée, quand une femme s’est donnée tout entière, vous trouvez que c’est sans importance?

— Non, madame, cela peut avoir son importance, répondit le professeur Haddock, encore faudrait-il voir si, en se donnant, elle offre un verger délicieux ou un carré de chardons et de pissenlits. Et puis, n’abuse-t-on pas un peu de ce mot donner? Dans l’amour, une femme se prête plutôt qu’elle ne se donne. Voyez la belle madame Pensée….

— C’est ma mère! dit un grand jeune homme blond.

— Je la respecte infiniment, monsieur, répliqua le professeur Haddock; ne craignez pas que je tienne sur elle un seul propos le moins du monde offensant. Mais permettez-moi de vous dire que, en général, l’opinion des fils sur leurs mères est insoutenable: ils ne songent pas assez qu’une mère n’est mère que parce qu’elle aima et qu’elle peut aimer encore. C’est pourtant ainsi, et il serait déplorable qu’il en fût autrement. J’ai remarqué que les filles, au contraire, ne se trompent pas sur la faculté d’aimer de leurs mères ni sur l’emploi qu’elles en font: elles sont des rivales: elles en ont le coup d’œil.

L’insupportable professeur parla longtemps encore, ajoutant les inconvenances aux maladresses, les impertinences aux incivilités, accumulant les incongruités, méprisant ce qui est respectable, respectant ce qui est méprisable; mais personne ne l’écoutait.

Pendant ce temps, dans sa chambre d’une simplicité sans grâce, dans sa chambre triste de n’être pas aimée, et qui, comme toutes les chambres de jeunes filles, avait la froideur d’un lieu d’attente, Éveline Clarence compulsait des annuaires de clubs et des prospectus d’œuvres, pour y acquérir la connaissance de la société. Certaine que sa mère, confinée dans un monde intellectuel et pauvre, ne saurait ni la mettre en valeur ni la produire, elle se décidait à rechercher elle-même le milieu favorable à son établissement, tout à la fois obstinée et calme, sans rêves, sans illusions, ne voyant dans le mariage qu’une entrée de jeu et un permis de circulation et gardant la conscience la plus lucide des hasards, des difficultés et des chances de son entreprise. Elle possédait des moyens de plaire et une froideur qui les lui laissait tous. Sa faiblesse était de ne pouvoir regarder sans éblouissement tout ce qui avait l’air aristocratique.

Quand elle se retrouva seule avec sa mère:

— Maman, nous irons demain à la retraite du père Douillard.

Chapitre II

L’œuvre de Sainte-Orberose

La retraite de révérend père Douillard réunissait, chaque vendredi, à neuf heures du soir, dans l’aristocratique église de Saint-Maël, l’élite de la société d’Alca. Le prince et la princesse des Boscénos, le vicomte et la vicomtesse Olive, madame Bigourd, monsieur et madame de la Trumelle n’en manquaient pas une séance; on y voyait la fleur de l’aristocratie et les belles baronnes juives y jetaient leur éclat, car les baronnes juives d’Alca étaient chrétiennes.

Cette retraite avait pour objet, comme toutes les retraites religieuses, de procurer aux gens du monde un peu de recueillement pour penser à leur salut; elle était destinée aussi à attirer sur tant de nobles et illustres familles la bénédiction de sainte Orberose, qui aime les Pingouins. Avec un zèle vraiment apostolique, le révérend père Douillard poursuivait l’accomplissement de son œuvre: rétablir sainte Orberose dans ses prérogatives de patronne de la Pingouinie et lui consacrer, sur une des collines qui dominent la cité, une église monumentale. Un succès prodigieux avait couronné ses efforts, et pour l’accomplissement de cette entreprise nationale, il réunissait plus de cent mille adhérents et plus de vingt millions de francs.

C’est dans le chœur de Saint-Maël que se dresse reluisante d’or, étincelante de pierreries, entourée de cierges et de fleurs, la nouvelle châsse de sainte Orberose.

Voici ce qu’on lit dans l’Histoire des miracles de la patronne d’Alca, par l’abbé Plantain:

«L’ancienne châsse fut fondue pendant la Terreur et les précieux restes de la sainte jetés dans un feu allumé sur la place de Grève; mais une pauvre femme, d’une grande piété, nommée Rouquin, alla, de nuit, au péril de sa vie, recueillir dans le brasier les os calcinés et les cendres de la bienheureuse; elle les conserva dans un pot de confiture et, lors du rétablissement du culte, les porta au vénérable curé de Saint-Maël. La dame Rouquin finit pieusement ses jours dans la charge de vendeuse de cierges et de loueuse de chaises en la chapelle de la sainte.»

Il est certain que, du temps du père Douillard, au déclin de la foi, le culte de sainte Orberose, tombé depuis trois cents ans sous la critique du chanoine Princeteau et le silence des docteurs de l’Église, se relevait et s’environnait de plus de pompe, de plus de splendeur, de plus de ferveur que jamais. Maintenant les théologiens ne retranchaient plus un iota de la légende; ils tenaient pour avérés tous les faits rapportés par l’abbé Simplicissimus et professaient notamment, sur la foi de ce religieux, que le diable, ayant pris la forme d’un moine, avait emporté la sainte dans une caverne et lutté avec elle jusqu’à ce qu’elle eût triomphé de lui. Ils ne s’embarrassaient ni de lieux ni de dates; ils ne faisaient point d’exégèse et se gardaient bien d’accorder à la science ce que lui concédait jadis le chanoine Princeteau; ils savaient trop où cela conduisait.

L’église étincelait de lumières et de fleurs. Un ténor de l’opéra chantait le cantique célèbre de sainte Orberose.

Vierge du Paradis, Viens, viens dans la nuit brune, Et sur nous resplendis    Comme la lune.