Выбрать главу

Mademoiselle Clarence se plaça au côté de sa mère, devant le vicomte Cléna, et elle se tint longtemps agenouillée sur son prie-Dieu, car l’attitude de la prière est naturelle aux vierges sages et fait valoir les formes.

Le révérend père Douillard monta en chaire. C’était un puissant orateur; il savait toucher, surprendre, émouvoir. Les femmes se plaignaient seulement qu’il s’élevât contre les vices avec une rudesse excessive, en des termes crus qui les faisaient rougir. Elles ne l’en aimaient pas moins.

Il traita, dans son sermon, de la septième épreuve de sainte Orberose qui fut tentée par le dragon qu’elle allait combattre. Mais elle ne succomba pas et elle désarma le monstre.

L’orateur démontra sans peine qu’avec l’aide de sainte Orberose et forts des vertus qu’elle nous inspire, nous terrasserons à notre tour les dragons qui fondent sur nous, prêts à nous dévorer, le dragon du doute, le dragon de l’impiété, le dragon de l’oubli des devoirs religieux. Il en tira la preuve que l’œuvre de la dévotion à sainte Orberose était une œuvre de régénération sociale et il conclut par un ardent appel «aux fidèles soucieux de se faire les instruments de la miséricorde divine, jaloux de devenir les soutiens et les nourriciers de l’œuvre de sainte Orberose et de lui fournir tous les moyens dont elle a besoin pour prendre son essor et porter ses fruits salutaires[12]».

À l’issue de la cérémonie, le révérend père Douillard se tenait, dans la sacristie, à la disposition des fidèles désireux d’obtenir des renseignements sur l’œuvre ou d’apporter leur contribution. Mademoiselle Clarence avait un mot à dire au révérend père Douillard; le vicomte Cléna aussi; la foule était nombreuse; on faisait la queue. Par un hasard heureux, le vicomte Cléna et mademoiselle Clarence se trouvèrent l’un contre l’autre, un peu serrés, peut-être. Éveline avait distingué ce jeune homme élégant, presque aussi connu que son père dans le monde des sports. Cléna l’avait remarquée, et comme elle lui paraissait jolie, il la salua, s’excusa, et feignit de croire qu’il avait déjà été présenté à ces dames, mais qu’il ne se rappelait plus où. Elles feignirent de le croire aussi.

Il se présenta la semaine suivante chez madame Clarence qu’il imaginait un peu entremetteuse, ce qui n’était pas pour lui déplaire et, en revoyant Éveline, il reconnut qu’il ne s’était pas trompé et qu’elle était extrêmement jolie.

Le vicomte Cléna avait le plus bel auto d’Europe. Trois mois durant, il y promena les dames Clarence, tous les jours, par les collines, les plaines, les bois et les vallées; avec elles il parcourut les sites et visita les châteaux. Il dit à Éveline tout ce qu’on peut dire et fit de son mieux. Elle ne lui cacha pas qu’elle l’aimait, qu’elle l’aimerait toujours et n’aimerait que lui. Elle demeurait à son côté, palpitante et grave. À l’abandon d’un amour fatal elle faisait succéder, quand il le fallait, la défense invincible d’une vertu consciente du danger. Au bout de trois mois, après l’avoir fait monter, descendre, remonter, redescendre, et promenée durant les pannes innombrables, il la connaissait comme le volant de sa machine, mais pas autrement. Il combinait les surprises, les aventures, les arrêts soudains dans le fond des forêts et devant les cabarets de nuit, et n’en était pas plus avancé. Il se disait que c’était stupide, et furieux, la reprenant dans son auto, faisait de rage du cent vingt à l’heure, prêt à la verser dans un fossé ou à la briser avec lui contre un arbre.

Un jour, venu la prendre chez elle pour quelque excursion, il la trouva plus délicieuse encore qu’il n’eût cru et plus irritante; il fondit sur elle comme l’ouragan sur les joncs, au bord d’un étang. Elle plia avec une adorable faiblesse, et vingt fois fut près de flotter, arrachée, brisée, au souffle de l’orage, et vingt fois se redressa souple et cinglante, et, après tant d’assauts, on eût dit qu’à peine un souffle léger avait passé sur sa tige charmante; elle souriait, comme prête à s’offrir à la main hardie. Alors son malheureux agresseur, éperdu, enragé, aux trois quarts fou, s’enfuit pour ne pas la tuer, se trompe de porte, pénètre dans la chambre à coucher où madame Clarence mettait son chapeau devant l’armoire à glace, la saisit, la jette sur le lit et la possède avant qu’elle s’aperçoive de ce qui lui arrive.

Le même jour Éveline, qui faisait son enquête, apprit que le vicomte Cléna n’avait que des dettes, vivait de l’argent d’une vieille grue et lançait les nouvelles marques d’un fabricant d’autos. Ils se séparèrent d’un commun accord et Éveline recommença à servir le thé avec malveillance aux invités de sa mère.

Chapitre III

Hippolyte Cères

Dans le salon de madame Clarence, on parlait de l’amour; et l’on en disait des choses délicieuses.

— L’amour, c’est le sacrifice, soupira madame Crémeur.

— Je vous crois, répliqua vivement M. Boutourlé.

Mais le professeur Haddock étala bientôt sa fastidieuse insolence:

— Il me semble, dit-il, que les Pingouines font bien des embarras depuis que, par l’opération de saint Maël, elles sont devenues vivipares. Pourtant il n’y a pas là de quoi s’enorgueillir: c’est une condition qu’elles partagent avec les vaches et les truies, et même avec les orangers et les citronniers, puisque les graines de ces plantes germent dans le péricarpe.

— L’importance des Pingouines ne remonte pas si haut, répliqua M. Boutourlé; elle date du jour où le saint apôtre leur donna des vêtements; encore cette importance, longtemps contenue, n’éclata qu’avec le luxe de la toilette, et dans un petit coin de la société. Car allez seulement à deux lieues d’Alca, dans la campagne, pendant la moisson, et vous verrez si les femmes sont façonnières et se donnent de l’importance.

Ce jour-là M. Hippolyte Cérès se fit présenter; il était député d’Alca et l’un des plus jeunes membres de la Chambre; on le disait fils d’un mastroquet, mais lui-même avocat, parlant bien, robuste, volumineux, l’air important et passant pour habile.

— Monsieur Cérès, lui dit la maîtresse de maison, vous représentez le plus bel arrondissement d’Alca.

— Et qui s’embellit tous les jours, madame.

— Malheureusement, on ne peut plus y circuler, s’écria M. Boutourlé.

— Pourquoi? demanda M. Cérès.

— À cause des autos, donc!

— N’en dites pas de mal, répliqua le député; c’est notre grande industrie nationale.

— Je le sais, monsieur. Les Pingouins d’aujourd’hui me font penser aux Égyptiens d’autrefois. Les Égyptiens, à ce que dit Taine, d’après Clément d’Alexandrie, dont il a d’ailleurs altéré le texte, les Égyptiens adoraient les crocodiles qui les dévoraient; les Pingouins adorent les autos qui les écrasent. Sans nul doute, l’avenir est à la bête de métal. On ne reviendra pas plus au fiacre qu’on n’est revenu à la diligence. Et le long martyre du cheval s’achève. L’auto, que la cupidité frénétique des industriels lança comme un char de Jagernat sur les peuples ahuris et dont les oisifs et les snobs faisaient une imbécile et funeste élégance, accomplira bientôt sa fonction nécessaire, et, mettant sa force au service du peuple tout entier, se comportera en monstre docile et laborieux. Mais pour que, cessant de nuire, elle devienne bienfaisante, il faudra lui construire des voies en rapport avec ses allures, des chaussées qu’elle ne puisse plus déchirer de ses pneus féroces et dont elle n’envoie plus la poussière empoisonnée dans les poitrines humaines. On devra interdire ces voies nouvelles aux véhicules d’une moindre vitesse, ainsi qu’à tous les simples animaux, y établir des garages et des passerelles, enfin créer l’ordre et l’harmonie dans la voirie future. Tel est le vœu d’un bon citoyen.

Madame Clarence ramena la conversation sur les embellissements de l’arrondissement représenté par M. Cérès, qui laissa paraître son enthousiasme pour les démolitions, percements, constructions, reconstructions et toutes autres opérations fructueuses.

вернуться

12

Cf. J. Ernest-Charles, le Censeur, mai–août 1907, p. 582, col. 2.