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— On bâtit aujourd’hui d’une façon admirable, dit-il; partout s’élèvent des avenues majestueuses. Vit-on jamais rien de si beau que nos ponts à pylônes et nos hôtels à coupoles?

— Vous oubliez ce grand palais recouvert d’une immense cloche à melon, grommela avec une rage sourde M. Daniset, vieil amateur d’art. J’admire à quel degré de laideur peut atteindre une ville moderne, Alca s’américanise; partout on détruit ce qui restait de libre, d’imprévu, de mesuré, de modéré, d’humain, de traditionnel; partout on détruit cette chose charmante, un vieux mur au-dessus duquel passent des branches; partout on supprime un peu d’air et de jour, un peu de nature, un peu de souvenirs qui restaient encore, un peu de nos pères, un peu de nous-même, et l’on élève des maisons, épouvantables, énormes, infâmes, coiffées à la viennoise de coupoles ridicules ou conditionnées à l’art nouveau, sans moulures ni profils, avec des encorbellements sinistres et des faîtes burlesques, et ces monstres divers grimpent au-dessus des toits environnants, sans vergogne. On voit traîner sur des façades avec une mollesse dégoûtante des protubérances bulbeuses; ils appellent cela les motifs de l’art nouveau. Je l’ai vu, l’art nouveau, dans d’autres pays, il n’est pas si vilain; il a de la bonhomie et de la fantaisie. C’est chez nous que, par un triste privilège, on peut contempler les architectures les plus laides, les plus nouvellement et les plus diversement laides; enviable privilège!

— Ne craignez-vous pas, demanda sévèrement M. Cérès, ne craignez-vous pas que ces critiques amères ne soient de nature à détourner de notre capitale les étrangers qui y affluent de tous les points du monde et y laissent des milliards?

— Soyez tranquille, répondit M. Daniset: les étrangers ne viennent point admirer nos bâtisses; ils viennent voir nos cocottes, nos couturiers et nos bastringues.

— Nous avons une mauvaise habitude, soupira M. Cérès, c’est de nous calomnier nous-mêmes.

Madame Clarence jugea, en hôtesse accomplie, qu’il était temps d’en revenir à l’amour, et demanda à M. Jumel ce qu’il pensait du livre récent où M. Léon Blum se plaint….

— … Qu’une coutume irraisonnée, acheva le professeur Haddock, prive les demoiselles du monde de faire l’amour qu’elles feraient avec plaisir, tandis que les filles mercenaires le font trop, et sans goût. C’est déplorable en effet; mais que monsieur Léon Blum ne s’afflige pas outre mesure; si le mal est tel qu’il dit dans notre petite société bourgeoise, je puis lui certifier, que, partout ailleurs, il verrait un spectacle plus consolant. Dans le peuple, dans le vaste peuple des villes et des campagnes les filles ne se privent pas de faire l’amour.

— C’est de la démoralisation! monsieur, dit madame Crémeur.

Et elle célébra l’innocence des jeunes filles en des termes pleins de pudeur et de grâce. C’était ravissant!

Les propos du professeur Haddock sur le même sujet furent, au contraire, pénibles à entendre:

— Les jeunes filles du monde, dit-il, sont gardées et surveillées; d’ailleurs les hommes n’en veulent pas, par honnêteté, de peur de responsabilités terribles et parce que la séduction d’une jeune fille ne leur ferait pas honneur. Encore ne sait-on point ce qui se passe, pour cette raison que ce qui est caché ne se voit pas. Condition nécessaire à l’existence de toute société. Les jeunes filles du monde seraient plus faciles que les femmes si elles étaient autant sollicitées et cela pour deux raisons: elles ont plus d’illusions et leur curiosité n’est pas satisfaite. Les femmes ont été la plupart du temps si mal commencées par leur mari, qu’elles n’ont pas le courage de recommencer tout de suite avec un autre. Moi qui vous parle, j’ai rencontré plusieurs fois cet obstacle dans mes tentatives de séduction.

Au moment où le professeur Haddock achevait ces propos déplaisants, mademoiselle Éveline Clarence entra au salon et servit le thé nonchalamment avec cette expression d’ennui qui donnait un charme oriental à sa beauté.

— Moi, dit Hippolyte Cérès en la regardant, je me proclame le champion des demoiselles.

«C’est un imbécile,» songea la jeune fille.

Hippolyte Cérès, qui n’avait jamais mis le pied hors de son monde politique, électeurs et élus, trouva le salon de madame Clarence très distingué, la maîtresse de maison exquise, sa fille étrangement belle; il devint assidu près d’elles et fit sa cour à l’une et à l’autre. Madame Clarence, que maintenant les soins touchaient, l’estimait agréable. Éveline ne lui montrait aucune bienveillance et le traitait avec une hauteur et des dédains qu’il prenait pour façons aristocratiques et manières distinguées, et il l’en admirait davantage.

Cet homme répandu s’ingéniait à leur faire plaisir et y réussissait quelquefois. Il leur procurait des billets pour les grandes séances et des loges à l’Opéra. Il fournit à mademoiselle Clarence plusieurs occasions de se mettre en vue très avantageusement et en particulier dans une fête champêtre, qui, bien que donnée par un ministre, fut regardée comme vraiment mondaine et valut à la république son premier succès auprès des gens élégants.

À cette fête, Éveline, très remarquée, attira notamment l’attention d’un jeune diplomate nommé Roger Lambilly qui, s’imaginant qu’elle appartenait à un monde facile, lui donna rendez-vous dans sa garçonnière. Elle le trouvait beau et le croyait riche: elle alla chez lui. Un peu émue, presque troublée, elle faillit être victime de son courage, et n’évita sa défaite que par une manœuvre offensive, audacieusement exécutée. Ce fut la plus grande folie de sa vie de jeune fille.

Entrée dans l’intimité des ministres et du président, Éveline y portait des affectations d’aristocratie et de piété qui lui acquirent la sympathie du haut personnel de la république anticléricale et démocratique. M. Hippolyte Cérès, voyant qu’elle réussissait et lui faisait honneur, l’en aimait davantage; il en devint éperdument amoureux.

Dès lors, elle commença malgré tout à l’observer avec intérêt, curieuse de voir si cela augmentait. Il lui paraissait sans élégance, sans délicatesse, mal élevé, mais actif, débrouillard, plein de ressources et pas très ennuyeux. Elle se moquait encore de lui, mais elle s’occupait de lui.

Un jour elle voulut mettre son sentiment à l’épreuve.

C’était en période électorale, pendant qu’il sollicitait, comme on dit, le renouvellement de son mandat. Il avait un concurrent peu dangereux au début, sans moyens oratoires, mais riche et qui gagnait, croyait-on, tous les jours des voix. Hippolyle Cérès, bannissant de son esprit et l’épaisse quiétude et les folles alarmes, redoublait de vigilance. Son principal moyen d’action c’étaient ses réunions publiques où il tombait, à la force du poumon, la candidature rivale. Son comité donnait de grandes réunions contradictoires le samedi soir et le dimanche à trois heures précises de l’après-midi. Or, un dimanche, étant allé faire visite aux dames Clarence, il trouva Éveline seule dans le salon. Il causait avec elle depuis vingt ou vingt cinq minutes quand, tirant sa montre, il s’aperçut qu’il était trois heures moins un quart. La jeune fille se fit aimable, agaçante, gracieuse, inquiétante, pleine de promesses. Cérès, ému, se leva.

— Encore un moment! lui dit-elle d’une voix pressante et douce qui le fit retomber sur sa chaise.

Elle lui montra de l’intérêt, de l’abandon, de la curiosité, de la faiblesse. Il rougit, pâlit et de nouveau, se leva.

Alors, pour le retenir, elle le regarda avec des yeux dont le gris devenait trouble et noyé, et, la poitrine haletante, ne parla plus. Vaincu, éperdu, anéanti, il tomba à ses pieds; puis, ayant une fois encore tiré sa montre, bondit et jura effroyablement: