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Madame Cérès était le charme du ministère et son porte-respect. Jeune, belle, irréprochable, elle réunissait, pour séduire l’élite sociale et les foules populaires, à l’élégance des toilettes la pureté du sourire.

Ses salons furent envahis par la grande finance juive. Elle donnait les garden-parties les plus élégants de la république; les journaux décrivaient ses toilettes et les grands couturiers ne les lui faisaient pas payer. Elle allait à la messe, protégeait contre l’animosité populaire la chapelle de Sainte-Orberose et faisait naître dans les cœurs aristocratiques l’espérance d’un nouveau concordat.

Des cheveux d’or, des prunelles gris de lin, souple, mince avec une taille ronde, elle était vraiment jolie; elle jouissait d’une excellente réputation, qu’elle aurait gardée intacte jusque dans un flagrant délit, tant elle se montrait adroite, calme, et maîtresse d’elle-même.

La session s’acheva sur une victoire du cabinet, qui repoussa, aux applaudissements presque unanimes de la Chambre, la proposition d’un impôt inquisitorial, et sur un triomphe de madame Cérès qui donna des fêtes à trois rois de passage.

Chapitre VI

Le sopha de la favorite

Le président du conseil invita, pendant les vacances, monsieur et madame Cérès à passer une quinzaine de jours à la montagne, dans un petit château qu’il avait loué pour la saison et qu’il habitait seul. La santé vraiment déplorable de madame Paul Visire ne lui permettait pas d’accompagner son mari: elle restait avec ses parents au fond d’une province septentrionale.

Ce château avait appartenu à la maîtresse d’un des derniers rois d’Alca; le salon gardait ses meubles anciens, et il s’y trouvait encore le sopha de la favorite. Le pays était charmant; une jolie rivière bleue, l’Aiselle, coulait au pied de la colline que dominait le château. Hippolyte Cérès aimait à pêcher à la ligne; il trouvait, en se livrant à cette occupation monotone, ses meilleures combinaisons parlementaires et ses plus heureuses inspirations oratoires. La truite foisonnait dans l’Aiselle; il la pêchait du matin au soir, dans une barque que le président du conseil s’était empressé de mettre à sa disposition.

Cependant Éveline et Paul Visire faisaient quelquefois ensemble un tour de jardin, un bout de causerie dans le salon. Éveline, tout en reconnaissant la séduction qu’il exerçait sur les femmes, n’avait encore déployé pour lui qu’une coquetterie intermittente et superficielle, sans intentions profondes ni dessein arrêté. Il était connaisseur et la savait jolie; la Chambre et l’Opéra lui étaient tout loisir, mais, dans le petit château, les yeux gris de lin et la taille ronde d’Éveline prenaient du prix à ses yeux. Un jour qu’Hippolyte Cérès péchait dans l’Aiselle, il la fit asseoir près de lui sur le sopha de la favorite. À travers les fentes des rideaux, qui la protégeaient contre la chaleur et la clarté d’un jour ardent, de longs rayons d’or frappaient Éveline, comme les flèches d’un Amour caché. Sous la mousseline blanche, toutes ses formes, à la fois arrondies et fuselées, dessinaient leur grâce et leur jeunesse. Elle avait la peau moite et fraîche et sentait le foin coupé. Paul Visire se montra tel que le voulait l’occasion; elle ne se refusa pas aux jeux du hasard et de la société. Elle avait cru que ce ne serait rien ou peu de chose: elle s’était trompée.

«Il y avait, dit la célèbre ballade allemande, sur la place de la ville, du côté du soleil, contre le mur où courait la glycine, une jolie boîte aux lettres, bleue comme les bleuets, souriante et tranquille.

»Tout le jour venaient à elle, dans leurs gros souliers, petits marchands, riches fermiers, bourgeois et le percepteur et les gendarmes, qui lui mettaient des lettres d’affaires, des factures, des sommations et des contraintes d’avoir à payer l’impôt, des rapports aux juges du tribunal et des convocations de recrues: elle demeurait souriante et tranquille.

»Joyeux ou soucieux, s’acheminaient vers elle journaliers et garçons de ferme, servantes et nourrices, comptables, employés de bureau, ménagères tenant leur petit enfant dans les bras; ils lui mettaient des faire-part de naissances, de mariages et de mort, des lettres de fiancés et de fiancées, des lettres d’époux et d’épouses, de mères à leurs fils, de fils à leurs mère: elle demeurait souriante et tranquille.

»À la brune, des jeunes garçons et des jeunes filles se glissaient furtivement jusqu’à elle et lui mettaient des lettres d’amour, les unes mouillées de larmes qui faisaient couler l’encre, les autres avec un petit rond pour indiquer la place du baiser, et toutes très longues; elle demeurait souriante et tranquille.

»Les riches négociants venaient eux-mêmes, par prudence, à l’heure de la levée, et lui mettaient des lettres chargées, des lettres à cinq cachets rouges pleines de billets de banque ou de chèques sur les grands établissements financiers de l’Empire: elle demeurait souriante et tranquille.

»Mais un jour Gaspar, qu’elle n’avait jamais vu et qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, vint lui mettre un billet dont on ne sait rien sinon qu’il était plié en petit chapeau. Aussitôt la jolie boîte aux lettres tomba pâmée. Depuis lors elle ne tient plus en place; elle court les rues, les champs, les bois, ceinte de lierre et couronnée de roses. Elle est toujours par monts et par vaux; le garde champêtre l’a surprise dans les blés entre les bras de Gaspar et le baisant sur la bouche.»

Paul Visire avait repris toute sa liberté d’esprit; Éveline demeurait étendue sur le divan de la favorite dans un étonnement délicieux.

Le révérend père Douillard, excellent en théologie morale, et qui, dans la décadence de l’Église, gardait les principes, avait bien raison d’enseigner, conformément à la doctrine des Pères, que, si une femme commet un grand péché en se donnant pour de l’argent, elle en commet un bien plus grand en se donnant pour rien; car, dans le premier cas, elle agit pour soutenir sa vie et elle est parfois, non pas excusable, mais pardonnable et digne encore de la grâce divine, puisque, enfin, Dieu défend le suicide et ne veut pas que ses créatures, qui sont ses temples, se détruisent elles-mêmes; d’ailleurs en se donnant pour vivre elle reste humble et ne prend pas de plaisir, ce qui diminue le péché. Mais une femme qui se donne pour rien pèche avec volupté, exulte dans la faute. L’orgueil et les délices dont elle charge son crime en augmentent le poids mortel.

L’exemple de madame Hippolyte Cérès devait faire paraître la profondeur de ces vérités morales. Elle s’aperçut qu’elle avait des sens; jusque-là elle ne s’en était pas doutée; il ne fallut qu’une seconde pour lui faire faire cette découverte, changer son âme, bouleverser sa vie. Ce lui fut d’abord un enchantement que d’avoir appris à se connaître. Le γνῶθι σεαυτόν de la philosophie antique n’est pas un précepte dont l’accomplissement au moral procure du plaisir, car on ne goûte guère de satisfaction à connaître son âme; il n’en est pas de même de la chair où des sources de volupté peuvent nous être révélées. Elle voua tout de suite à son révélateur une reconnaissance égale au bienfait et elle s’imagina que celui qui avait découvert les abîmes célestes en possédait seul la clé. Était-ce une erreur et n’en pouvait-elle pas trouver d’autres qui eussent aussi la clé d’or? Il est difficile d’en décider; et le professeur Haddock, quand les faits furent divulgués (ce qui ne tarda pas, comme nous l’allons voir), eu traita au point de vue expérimental, dans une revue scientifique et spéciale, et conclut que les chances qu’aurait madame C… de retrouver l’exacte équivalence de M. V… étaient dans les proportions de 3,05 sur 975,008. Autant dire qu’elle ne le retrouverait pas. Sans doute elle en eut l’instinct car elle s’attacha éperdument à lui.