Chapitre VIII
Nouvelles conséquences
La session s’achevait dans le calme, et le ministère ne découvrait, sur les bancs de la majorité, nul signe funeste. On voyait cependant par certains articles des grands journaux modérés que les exigences des financiers juifs et chrétiens croissaient tous les jours, que le patriotisme des banques réclamait une expédition civilisatrice en Nigritie et que le trust de l’acier, plein d’ardeur à protéger nos côtes et à défendre nos colonies, demandait avec frénésie des cuirassés et des cuirassés encore. Des bruits de guerre couraient: de tels bruits s’élevaient tous les ans avec la régularité des vents alisés; les gens sérieux n’y prêtaient pas l’oreille et le gouvernement pouvait les laisser tomber d’eux-mêmes à moins qu’ils ne vinssent à grossir et à s’étendre; car alors le pays se serait alarmé. Les financiers ne voulaient que des guerres coloniales; le peuple ne voulait pas de guerres du tout; il aimait que le gouvernement montrât de la fierté et même de l’arrogance; mais au moindre soupçon qu’un conflit européen se préparait, sa violente émotion aurait vite gagné la Chambre. Paul Visire n’était point inquiet, la situation européenne, à son avis, n’offrait rien que de rassurant. Il était seulement agacé du silence maniaque de son ministre des affaires étrangères. Ce gnôme arrivait au conseil avec un portefeuille plus gros que lui, bourré de dossiers, ne disait rien, refusait de répondre à toutes les questions, même à celles que lui posait le respecté président de la république et, fatigué d’un travail opiniâtre, prenait, dans son fauteuil, quelques instants de sommeil et l’on ne voyait plus que sa petite houppe noire au-dessus du tapis vert.
Cependant Hippolyte Cérès redevenait un homme fort; il faisait en compagnie de son collègue Lapersonne des noces fréquentes avec des filles de théâtre; on les voyait tous deux entrer, de nuit, dans des cabarets à la mode, au milieu de femmes encapuchonnées, qu’ils dominaient de leur haute taille et de leurs chapeaux neufs, et on les compta bientôt parmi les figures les plus sympathiques du boulevard. Ils s’amusaient; mais ils souffraient. Fortuné Lapersonne avait aussi sa blessure sous sa cuirasse; sa femme, une jeune modiste qu’il avait enlevée à un marquis, était allée vivre avec un chauffeur. Il l’aimait encore; il ne se consolait pas de l’avoir perdue et, bien souvent, dans un cabinet particulier, au milieu des filles qui riaient en suçant des écrevisses, les deux ministres, échangeant un regard plein de leurs douleurs, essuyaient une larme.
Hippolyte Cérès, bien que frappé au cœur, ne se laissait point abattre. Il fit serment de se venger.
Madame Paul Visire, que sa déplorable santé retenait chez ses parents, au fond d’une sombre province, reçut une lettre anonyme, spécifiant que M. Paul Visire, qui s’était marié sans un sou, mangeait avec une femme mariée, E… C… (cherchez!) sa dot, à elle madame Paul, donnait à cette femme des autos de trente mille francs, des colliers de perles de quatre-vingt mille et courait à la ruine, au déshonneur et à l’anéantissement. Madame Paul Visire lut, tomba d’une attaque de nerfs et tendit la lettre à son père.
— Je vais lui frotter les oreilles, à ton mari, dit M. Blampignon; c’est un galopin qui, si l’on n’y prend garde, te mettra sur la paille. Il a beau être président du Conseil, il ne me fait pas peur.
Au sortir du train M. Blampignon se présenta au ministère de l’intérieur et fut reçu tout de suite. Il entra furieux dans le cabinet du président.
— J’ai à vous parler, monsieur!
Et il brandit la lettre anonyme.
Paul Visire l’accueillit tout souriant.
— Vous êtes le bienvenu, mon cher père. J’allais vous écrire…. Oui, pour vous annoncer votre nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur. J’ai fait signer le brevet ce matin.
M. Blampignon remercia profondément son gendre et jeta au feu la lettre anonyme.
Rentré dans sa maison provinciale, il y trouva sa fille irritée et languissante.
— Eh bien! je l’ai vu, ton mari; il est charmant. Mais voilà! tu ne sais pas le prendre.
Vers ce temps, Hippolyte Cérès apprit par un petit journal de scandales (c’est toujours par les journaux que les ministres apprennent les affaires d’État) que le président du Conseil dînait tous les soirs chez mademoiselle Lysiane, des Folies Dramatiques, dont le charme semblait l’avoir vivement frappé. Dès lors Cérès se faisait une sombre joie d’observer sa femme. Elle rentrait tous les soirs très en retard, pour dîner ou s’habiller, avec un air de fatigue heureuse et la sérénité du plaisir accompli.
Pensant qu’elle ne savait rien, il lui envoya des avis anonymes. Elle les lisait à table, devant lui et demeurait alanguie et souriante.
Il se persuada alors qu’elle ne tenait aucun compte de ces avertissements trop vagues et que, pour l’inquiéter, il fallait lui donner des précisions, la mettre en état de vérifier par elle-même l’infidélité et la trahison. Il avait au ministère des agents très sûrs, chargés de recherches secrètes intéressant la défense nationale et qui précisément surveillaient alors des espions qu’une puissance voisine et ennemie entretenait jusque dans les postes et télégraphes de la république. M. Cérès leur donna l’ordre de suspendre leurs investigations et de s’enquérir où, quand et comment M. le ministre de l’intérieur voyait mademoiselle Lysiane. Les agents accomplirent fidèlement leur mission et instruisirent le ministre qu’ils avaient plusieurs fois surpris M. le président du Conseil avec une femme, mais que ce n’était pas mademoiselle Lysiane. Hippolyte Cérès ne leur en demanda pas davantage. Il eut raison: Les amours de Paul Visire et de Lysiane n’étaient qu’un alibi imaginé par Paul Visire lui-même, à la satisfaction d’Éveline, importunée de sa gloire et qui soupirait après l’ombre et le mystère.
Ils n’étaient pas filés seulement par les agents du ministère des postes; ils l’étaient aussi par ceux du préfet de police et par ceux mêmes du ministère de l’intérieur qui se disputaient le soin de les protéger; ils l’étaient encore par ceux de plusieurs agences royalistes, impérialistes et cléricales, par ceux de huit ou dix officines de chantage, par quelques policiers amateurs, par une multitude de reporters et par une foule de photographes qui, partout où ils abritaient leurs amours errantes, grands hôtels, petits hôtels, maisons de ville, maisons de campagne, appartements privés, châteaux, musées, palais, bouges, apparaissaient à leur venue, et les guettaient dans la rue, dans les maisons environnantes, dans les arbres, sur les murs, dans les escaliers, sur les paliers, sur les toits, dans les appartements contigus, dans les cheminées. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre à coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs. On avait obtenu, faute de mieux, un cliché de madame Cérès en chemise, boutonnant ses bottines.
Paul Visire, impatienté, irrité, perdait par moments sa belle humeur et sa bonne grâce; il arrivait furieux au Conseil et couvrait d’invectives, lui aussi, le général Débonnaire, si brave au feu, mais qui laissait l’indiscipline s’établir dans les armées, et il accablait de sarcasmes, lui aussi, le vénérable amiral Vivier des Murènes, dont les navires coulaient à pic sans cause apparente.
Fortuné Lapersonne l’écoutait, narquois, les yeux tout ronds, et grommelait entre ses dents:
— Il ne lui suffit pas de prendre à Hippolyte Cérès sa femme; il lui prend aussi ses tics.
Ces algarades, connues par les indiscrétions des ministres et par les plaintes des deux vieux chefs, qui annonçaient qu’ils foutraient leur portefeuille au nez de ce coco-là et qui n’en faisaient rien, loin de nuire à l’heureux chef du cabinet, produisirent le meilleur effet sur le parlement et l’opinion qui y voyaient les marques d’une vive sollicitude pour l’armée et la marine nationales. Le président du Conseil recueillit l’approbation générale. Aux félicitations des groupes et des personnages notables, il répondait avec une ferme simplicité: