— Ce sont mes principes!
Et il fit mettre en prison sept ou huit socialistes.
La session close, Paul Visire, très fatigué, alla prendre les eaux. Hippolyte Cérès refusa de quitter son ministère où s’agitait tumultueusement le syndicat des demoiselles téléphonistes. Il les frappa avec une violence inouie car il était devenu misogyne. Le dimanche, il allait dans la banlieue pêcher à la ligne avec son collègue Lapersonne, coiffé du chapeau de haute forme qu’il ne quittait plus depuis qu’il était ministre. Et tous deux, oubliant le poisson, se plaignaient de l’inconstance des femmes et mêlaient leurs douleurs.
Hippolyte aimait toujours Éveline et souffrait toujours. Cependant l’espoir s’était glissé dans son cœur. Il la tenait séparée de son amant et, pensant la pouvoir reprendre, il y dirigea tous ses efforts, y déploya toute son habileté, se montra sincère, prévenant, affectueux, dévoué, discret même; son cœur lui enseignait toutes les délicatesses. Il disait à l’infidèle des choses charmantes et des choses touchantes et, pour l’attendrir, lui avouait tout ce qu’il avait souffert.
Croisant sur son ventre la ceinture de son pantalon:
— Vois, lui disait-il, j’ai maigri.
Il lui promettait tout ce qu’il pensait qui pût flatter une femme, des parties de campagne, des chapeaux, des bijoux.
Parfois il croyait l’avoir apitoyée. Elle ne lui montrait plus un visage insolemment heureux; séparée de Paul, sa tristesse avait un air de douceur; mais dès qu’il faisait un geste pour la reconquérir, elle se refusait, farouche et sombre, ceinte de sa faute comme d’une ceinture d’or.
Il ne se lassait pas, se faisait humble, suppliant, déplorable.
Un jour il alla trouver Lapersonne, et lui dit, les larmes aux yeux:
— Parle-lui, toi!
Lapersonne s’excusa, ne croyant pas son intervention efficace, mais il donna des conseils à son ami.
— Fais-lui croire que tu la dédaignes, que tu en aimes une autre, et elle te reviendra.
Hippolyte, essayant de ce moyen, fit mettre dans les journaux qu’on le rencontrait à toute heure chez mademoiselle Guinaud de l’Opéra. Il rentrait tard, ou ne rentrait pas; affectait, devant Éveline, les apparences d’une joie intérieure impossible à contenir; pendant le dîner, il tirait de sa poche une lettre parfumée qu’il feignait de lire avec délices et ses lèvres semblaient baiser, dans un songe, des lèvres invisibles. Rien ne fit. Éveline ne s’apercevait même pas de ce manège. Insensible à tout ce qui l’entourait, elle ne sortait de sa léthargie que pour demander quelques louis à son mari; et, s’il ne les lui donnait pas, elle lui jetait un regard de dégoût, prête à lui reprocher la honte dont elle l’accablait devant le monde entier. Depuis qu’elle aimait, elle dépensait beaucoup pour sa toilette; il lui fallait de l’argent et elle n’avait que son mari pour lui en procurer: elle était fidèle.
Il perdit patience, devint enragé, la menaça de son revolver. Il dit un jour devant elle à madame Clarence:
— Je vous fais compliment, madame; vous avez élevé votre fille comme une grue.
— Emmène-moi, maman, s’écria Éveline. Je veux divorcer!
Il l’aimait plus ardemment que jamais.
Dans sa jalouse rage, la soupçonnant, non sans vraisemblance, d’envoyer et de recevoir des lettres, il jura de les intercepter, rétablit le cabinet noir, jeta le trouble dans les correspondances privées, arrêta les ordres de Bourse, fit manquer les rendez-vous d’amour, provoqua des ruines, traversa des passions, causa des suicides. La presse indépendante recueillit les plaintes du public, et les soutint de toute son indignation. Pour justifier ces mesures arbitraires les journaux ministériels parlèrent à mots couverts de complot, de danger public et firent croire à une conspiration monarchique. Des feuilles moins bien informées donnèrent des renseignements plus précis, annoncèrent la saisie de cinquante mille fusils et le débarquement du prince Crucho. L’émotion grandissait dans le pays; les organes républicains demandaient la convocation immédiate des Chambres. Paul Visire revint à Paris, rappela ses collègues, tint un important conseil de cabinet et fit savoir par ses agences qu’un complot avait été effectivement ourdi contre la représentation nationale, que le président du conseil en tenait les fils et qu’une information judiciaire était ouverte.
Il ordonna immédiatement l’arrestation de trente socialistes, et tandis que le pays entier l’acclamait comme un sauveur, déjouant la surveillance de ses six cents agents, il conduisait furtivement Éveline dans un petit hôtel, près de la gare du Nord, où ils restèrent jusqu’à la nuit. Après leur départ, la fille de l’hôtel, en changeant les draps du lit, vit sept petites croix tracées avec une épingle à cheveux, près du chevet, sur le mur de l’alcôve.
C’est tout ce qu’Hippolyte Cérès obtint pour prix de ses efforts.
Chapitre IX
Les dernieres conséquences
La jalousie est une vertu des démocraties qui les garantit des tyrans. Les députés commençaient à envier la clé d’or du président du conseil. Il y avait un an que sa domination sur la belle madame Cérès était connue de tout l’univers; la province, où les nouvelles et les modes ne parviennent qu’après une complète révolution de la terre autour du soleil, apprenait enfin les amours illégitimes du cabinet. La province garde des mœurs austères; les femmes y sont plus vertueuses que dans la capitale. On en allègue diverses raisons: l’éducation, l’exemple, la simplicité de la vie. Le professeur Haddock prétend que leur vertu tient uniquement à leur chaussure dont le talon est bas. «Une femme, dit-il dans un savant article de la Revue anthropologique, une femme ne produit sur un homme civilisé une sensation nettement érotique qu’autant que son pied fait avec le sol un angle de vingt-cinq degrés. S’il en fait un de trente-cinq degrés, l’impression érotique qui se dégage du sujet devient aiguë. En effet, de la position des pieds sur le sol dépend, dans la station droite, la situation respective des différentes parties du corps et notamment du bassin, ainsi que les relations réciproques et le jeu des reins et des masses musculaires qui garnissent postérieurement et supérieurement la cuisse. Or, comme tout homme civilisé est atteint de perversion génésique et n’attache une idée de volupté qu’aux formes féminines (tout au moins dans la station droite) disposées dans les conditions de volume et d’équilibre commandées par l’inclinaison du pied que nous venons de déterminer, il en résulte que les dames de province, ayant des talons bas, sont peu convoitées (du moins dans la station droite) et gardent facilement leur vertu.» Ces conclusions ne furent pas généralement adoptées. On objecta que, dans la capitale même, sous l’influence des modes anglaises et américaines, l’usage des talons bas s’introduisit sans produire les effets signalés par le savant professeur; qu’au reste, la différence qu’on prétend établir entre les mœurs de la métropole et celles de la province est, peut-être, illusoire et que, si elle existe, elle est due apparemment à ce que les grandes villes offrent à l’amour des avantages et des facilités que les petites n’ont pas. Quoi qu’il en soit, la province commença à murmurer contre le président du conseil et à crier au scandale. Ce n’était pas encore un danger, mais ce pouvait en devenir un.
Pour le moment, le péril n’était nulle part et il était partout. La majorité restait ferme, mais les leaders devenaient exigeants et moroses. Peut-être Hippolyte Cérès n’eût-il jamais sacrifié ses intérêts à sa vengeance. Mais, jugeant qu’il pouvait désormais, sans compromettre sa propre fortune, contrarier secrètement celle de Paul Visire, il s’étudiait à créer, avec art et mesure, des difficultés et des périls au chef du gouvernement. Très loin d’égaler son rival par le talent, le savoir et l’autorité, il le surpassait de beaucoup en habileté dans les manœuvres de couloirs. Les plus fins parlementaires attribuaient à son abstention les récentes défaillances de la majorité. Dans les commissions, faussement imprudent, il accueillait sans défaveur des demandes de crédits auxquelles il savait que le président du conseil ne saurait souscrire. Un jour, sa maladresse calculée souleva un brusque et violent conflit entre le ministre de l’intérieur et le rapporteur du budget de ce département. Alors Cérès s’arrêta effrayé. C’eut été dangereux pour lui de renverser trop tôt le ministère. Sa haine ingénieuse trouva une issue par des voies détournées. Paul Visire avait une cousine pauvre et galante qui portait son nom. Cérès, se rappelant à propos cette demoiselle Céline Visire, la lança dans la grande vie, lui ménagea des liaisons avec des hommes et des femmes étranges et lui procura des engagements dans des cafés-concerts. Bientôt, à son instigation, elle joua en des Eldorados des pantomimes unisexuelles, sous les huées. Une nuit d’été, elle exécuta, sur une scène des Champs-Élysées, devant une foule en tumulte, des danses obscènes, aux sons d’une musique enragée qu’on entendait jusque dans les jardins où le président de la république donnait une fête à des rois. Le nom de Visire, associé à ces scandales, couvrait les murs de la ville, emplissait les journaux, volait sur des feuilles à vignettes libertines par les cafés et les bals, éclatait sur les boulevards en lettres de feu.