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Jean Carrière est né en 1932 à Nîmes (Gard) dans une famille de musiciens : son père était chef d’orchestre. Il choisit d’ailleurs la critique musicale comme spécialité quand il débute dans le journalisme à Paris en 1953.

Ne se plaisant pas dans la capitale, il retourne dans le Midi et se fixe pour six ans à Manosque auprès de l’écrivain Jean Giono qui l’encourage à écrire (deux récits seront publiés dans une revue régionale : Les Cahiers de l’artisan et lui donne les éléments pour rédiger sa biographie (encore inédite). Les quinze « entretiens radiophoniques avec Jean Giono » qu’il enregistre ensuite seront diffusés en 1965.

Pour la télévision, Jean Carrière tourne en collaboration avec F.-J. Temple un film inspiré du roman de Jean Giono Le Hussard sur le toit, qui sera intitulé L’Itinéraire du hussard. Devenu réalisateur de radio et de télévision, Jean Carrière est responsable de plusieurs émissions à la station Languedoc-Roussillon. En 1967 paraît son premier roman : Retour à Uzès qui obtient un prix de l’Académie française. En 1972, le Prix Goncourt a été attribué à L’Epervier de Maheux.

Au-dessus de Mazel-de-Mort, lorsqu’on atteint le hameau de Maheux, commencent les hautes solitudes : les torrents disparaissent, les sources tarissent, d’immenses étendues sans arbres moutonnent à l’infini. Brûlant ou glacial, le climat confère à toutes les saisons quelque chose de cosmique ou de tellurique : voilà le Haut-Pays des Cévennes, terre huguenote. Les vieux meurent, les fermes sont abandonnées les unes après les autres, les enfants quittent le pays : voilà son histoire. Le père mort, Samuel, son frère, descendu à la ville, Abel Reilhan reste seul, dernier parmi les derniers habitants de ces landes inanimées ; seul à piéger les grives ou à tirer le lièvre, seul à glaner tes châtaignes ou à couper le bois mort, seul enfin à défier l’ingratitude du ciel et de la terre, du fond du puits qu’il creuse pour faire jaillir une eau qui n’existe pas. Provocation singulière irrémédiablement vouée à l’échec, combat à l’image de celui qu’il mène contre cet épervier dont le tournoiement incessant l’ensorcelle. Pari perdu d’avance : Abel mourra vaincu, mais il y a peut-être dans sa défaite une victoire mystérieuse dont nous ne connaîtrons jamais le secret. Jean Carrière, qui connaît admirablement le pays qu’il décrit, nous rend perceptible l’atmosphère tragique d’une France anachronique qui meurt non loin de nous. Il le fait avec toutes les ressources de ce lyrisme bien particulier que l’on trouvait déjà dans son premier roman, Retour à Uzés. Et s’il faut parler d’influences littéraires, on peut songer, plus qu’à Giono ou à Chamson, à Faulkner et à la littérature américaine du « Deep South ».

Titre

JEAN CARRIÈRE

L’épervier de Maheux

ROMAN

JEAN-JACQUES PAUVERT

A mon ami Frédéric-Jacques Temple,

poète américain.

Ah ! si Tu déchirais les cieux, et si Tu

descendais !

Isaïe.

Parle-moi du Sud. A quoi cela ressemble

là-bas. Ce qu’ils font là-bas. Pourquoi

vivent-ils là-bas. Pourquoi ils vivent tout

court.

Faulkner (Absalon).

AVERTISSEMENT

AVANT qu’ils ne prennent connaissance de ce qui suit, je me crois obligé de fournir une courte explication à mes amis du Haut-Pays – ainsi qu’à celui qui sait ce que doit ce livre à la réalité. Les premiers trouveront peut-être que j’ai exagéré ; je les entends déjà s’écrier qu’ils ne sont pas des sauvages, qu’ils ne vivent plus tout à fait de cette façon depuis longtemps, etc.

Je leur répondrai qu’il y a plusieurs Hauts-Pays : celui dont il est question ici occupe sur les cartes géographiques (même il vaudrait mieux dire : sur les cartes d’état-major) une place précise, étroite, un peu en marge d’aimables généralités folkloriques : celle que les gens des plateaux appellent avec un certain dédain du reste : « le pays des travers » ; ils m’ont maintes fois déclaré qu’ils ne pourraient pas y vivre. Ajoutons que les habitants des plateaux (causses, Aubrac, etc.) sont catholiques ; ceux des « travers », protestants. L’anecdote relatant la réflexion d’un de ceux-là sur ceux-ci (on nous avait dit que les huguenots avaient un œil au milieu du front) ne remonte pas à l’époque des camisards, mais aux environs de 1950, et elle est rigoureusement authentique.

La tragédie paraît d’autant plus tragique que son espace et ses protagonistes tendent à se limiter à ce que la société moderne prétend avoir réduit à de malheureuses exceptions : ce qu’on ne saurait contester sans tomber dans la mauvaise foi ou la vulgarité électorale.

Mais, parfois, l’exception ne confirme pas la règle : elle lui fait honte.

Elle laisse aussi apparaître des ambiguïtés fondamentales, et qui n’entrent pas sans réticence dans les catégories à la mode. On peut tout classer sous la rubrique des névroses, même la manie de classer. Sur ces hauteurs où il semble que Yahweh n’ait pas encore engendré de Médiateur, un homme sans « recours », pris entre l’irrémédiable et l’insaisissable, appartient plus à la mythologie qu’à la psychologie ; les singularités de son comportement méritaient d’être sollicitées dans ce sens.

J. C.

PREMIERE PARTIE

LA CHUTE

1

La première neige de l’année tomba en abondance vers la fin de novembre. C’était une apparition précoce qui entraîna le Haut-Pays, et presque tout le Sud dans un hiver sans précédent : pression inouïe du silence, calfeutrant de son étoupe le sang au fond des oreilles (hameaux reclus, bâtiments isolés ne perdaient plus leurs bruits) ; aurores boréales collées contre les vitres resplendissantes de givre ; nuits volatiles comme de l’éther, irrespirables… Et le long glissement des heures à l’intérieur des cours ensevelies où ne sautillait plus aucun oiseau.

Parmi les gens du plateau, tout au plus une demi-douzaine de familles gîtées dans ses replis les mieux exposés, et habituées à soutenir le siège du froid pendant une bonne partie de l’année, personne n’avait jamais connu ces étranges merveilles d’invasion glaciaire qui ramenaient sur les hauteurs des temps de désastres et de grandes famines – pas même à Mazel-de-Mort la vieille Alice Despuech, à la mémoire pourtant jalonnée d’hivers catastrophiques. Cette fois-ci, elle ne se trompait d’ailleurs qu’à moitié lorsqu’elle déclara que la fin du monde était imminente : elle fut emportée par cette marée glaciale dont la première vague déferla jusqu’au bord de la mer, calcinant tout sur son passage, désolant les versants méridionaux les plus abrités et mutilant les forêts, les parcs profonds, de larges trouées que le printemps ne reverdirait pas. Six mois plus tard, sur les coteaux ensoleillés, les souches d’oliviers fendues, les treilles stériles dresseront contre un ciel neuf leurs branches tordues et leurs griffes noircies par le gel.