Ce coup-ci, ce fut une tante de feu son père, découverte et remarquée pour son esprit d’initiative le jour de l’enterrement, qu’elle avait mené tambour battant, qui l’assista pendant sa parturition. « Tu ne vas pas dépenser ton argent pour une de ces faiseuses d’anges, lui avait-elle dit, avec moi ce sera sans bourse délier. » Malgré l’ambiguïté de ce propos, elle assurait avoir mis, ou aidé à mettre au monde une quantité impressionnante de rejetons de tous sexes, tous indemnes, affirmait-elle, et sans le moindre dommage pour leurs génitrices, bien que la description de ces accouchements tînt davantage de la scène de torture, ou du fait de guerre, que d’une opération naturelle : sang contre les murs, corps tordus de douleurs affreuses, râles morbides, hurlements causés par l’usage des fers, césariennes, fièvres puerpérales, complications dramatiques, rien ne manquait au tableau de ces atrocités, sauf, ce qui semblait miraculeux, les issues fatales qu’on était en droit d’en redouter. Elle promit cependant que tout irait bien.
Après quelques transfusions de sang et l’administration intensive de solucamphre et autres stimulants par le médecin de Florac appelé d’urgence, les jours de l’accouchée cessèrent d’être en danger. Bien que le médecin en question soit arrivé en levant les bras au ciel et parti en haussant les épaules, cette dangereuse créature recouvra son prestige en enrayant avec une mixture de sa composition une diarrhée verte qu’elle avait vraisemblablement provoquée en faisant ingurgiter une trop grande quantité de lait pur au jeune avorton. Celui-ci sauvé à son tour, la tante s’incrusta pendant un mois, drapée dans un dédain triomphant.
Après avoir essayé de décimer ce foyer, pauvre sans doute, mais paisible, elle s’évertua à en saper les bases en dénigrant systématiquement le peu qu’on y faisait, la manière dont on le faisait, les compétences du chef de famille, insinuant qu’il devait boire en cachette, et promettant pour l’avenir des misères, des maladies, toutes sortes de malheurs irrévocables ; s’ils n’étaient emportés entre-temps, ses fils la planteraient là, veuve, dépouillée, impotente, et elle finirait sur la paille, mangée par la vermine (la pythonisse était loin de se douter de la véracité de ses prédictions). Une fois qu’elle eut critiqué et vaticiné tout son soûl, il n’y avait plus grand-chose qui tienne debout dans la maison, pas même la maison, jugée à peine digne de servir de soue à des porcs ; le Taciturne avait bien entendu mordu la poussière avant les murs, l’appétit de destruction de cette femme ne connaissant pas de limites. Ah ! Que n’avait-elle épousé un bon petit fonctionnaire, au lieu de s’embarrasser d’un bouscatier, qui bouscatier resterait jusqu’à la fin de sa vie !
Elle conseilla enfin de lui faire tout liquider – si toutefois il se trouvait un fou qui le soit assez pour acquérir ce caveau de famille – et de s’en aller le plus loin possible de ce pays où se pendre, de ces sinistres montagnes, et, faute de pouvoir ajouter le mari au bout de la liste, elle suggéra d’en faire un gendarme, s’il n’était pas trop vieux (trente-deux ans) et s’il était assez dégourdi pour ça – ou qu’il s’emploie comme jardinier dans le Bas-Pays, où, à côté d’ici, les gens se la coulent douce. Elle décrivit une existence de rêve – réalisable, en y regardant de près, à condition d’hériter la fortune ou de gagner le gros lot à la loterie nationale –, mais les pique-assiette n’en sont jamais à quelques millions près ; c’était une manière comme une autre de faire oublier ses imprudences et de payer son écot.
Ayant versé goutte à goutte le poison dans l’oreille de sa nièce, la vipère, épuisé le venin, quitta les lieux un beau matin pour aller se recharger ailleurs, et détraquer une autre famille.
Malheureusement, ses propos venimeux et ses élucubrations encore plus nocives n’étaient pas tombés dans l’oreille d’une sourde. Et malheureusement, il y avait beaucoup de vrai dans ce qui constituait son réquisitoire. Pelotonnée au fond de son lit, et tout en écoutant la pluie battre aux volets et le vent secouer les portes dans leurs clenches sur un froissement profond venu de la forêt, l’innocente se mit à tirer le fil de cette pelote de rêves que la tante vipérine lui avait laissée en partant. Elle s’installait déjà dans un monde de vergers opulents, de terres grasses, d’eaux libres, de bons voisinages, d’armoires et de coffres pleins, qu’il fallut promptement lâcher le rêve et reprendre le collier. Les nuages rappliquèrent, avec, cette fois pourtant, des trouées de soleil éclairant son marasme : le Taciturne, à qui, un soir de folies, elle s’était ouverte de ce projet (vendre, s’en aller), ne s’était pas montré aussi réticent qu’on aurait pu s’y attendre : derrière sa taciturnité, peut-être lui aussi en avait-il par-dessus la tête de trimer pour des prunes, de s’échiner à rebâtir des murs de soutènement effondrés par la fonte des neiges et par les orages, de faucher des prés dont la raideur forçait à s’encorder à un arbre comme une bête de somme, de bouffer des clopinettes, et pour se retrouver au bout de vingt ans Gros-Jean comme devant. Toujours est-il qu’il promit de s’occuper de l’affaire, et de lâcher au plus offrant qui se présenterait. Cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, sa femme vit le ciel.
Naturellement, il ne se présenta personne, soit que, passées les folies, le Taciturne ait trahi ses promesses, ou bien que les gens ne soient pas aussi fous qu’ils en ont l’air : ce n’était pas encore l’époque où un tas de pierres, pourvu qu’il se trouve en pleine nature, atteindrait un prix astronomique. De nouveau, les nuages s’épaissirent ; les années filèrent, les enfants grandirent, fortifiés par les corbeaux rôtis et les avalanches de corvées qui s’abattaient sur eux à la moindre incartade.
Mais l’espoir fait vivre. Un beau jour, on reçut une visite : un citadin de sang pauvre et de goûts rustiques arpentait la région et désirait y finir ses jours. Il cherchait le désert, le calme, la vie austère, Maheux fut à sa convenance ; il avait déjà la main au portefeuille ; on prit un rendez-vous chez le notaire de Florac, où la vente fut fixée au début septembre. On était en juillet 1939. Ce fut un été particulièrement torride. Au fond de tous les cafés de villages, dans les cuisines pleines de mouches, on entendait beugler un animal bizarre à travers les postes de T.S.F. que le temps orageux faisait horriblement crachoter.
Le 10 septembre, les Reilhan se rendirent à Florac. Il y avait beaucoup de monde sur le quai de la gare : des couples enlacés, des femmes dont le visage ruisselait de larmes, des gendarmes disposés à ouvrir le feu sur les déserteurs éventuels, des enfants qui n’avaient jamais été si heureux de leur vie ; ils profitaient de la consternation générale pour jeter sur les mobilisés des poignées de gratterons : ça leur ferait un souvenir du pays.
« Le notaire, ce sera pour après la guerre, quand on aura flanqué la pile à Hitler », dit le Taciturne au moment où le train s’ébranlait.
Il fallait qu’il soit bouleversé pour en dire aussi long ; malgré ce projet audacieux, il avait un air pitoyable – le vêtement flasque, le cheveu hirsute, le poil bleuissant, cette inexplicable dégaine d’évadé de prison qu’ont la plupart du temps les civils voyageant sous autorité militaire – comme si la guerre était déjà finie.
Né en 1922, Abel n’avait pas grand-chose à redouter d’une guerre dont nul n’ignorait qu’elle serait terminée au bout de six mois, et, par ailleurs, dont il paraissait superflu d’ajouter qu’elle le serait par une victoire éclatante : c’était une spéculation imprudente. Mais le départ de son père lui ayant mis la ferme et ses rudes travaux sur les bras, il prit rapidement l’humeur sombre et la brusquerie des adolescents chargés de responsabilités.