C’est un homme presque fait que Reilhan retrouva chez lui lorsque, en juin 40, il fut ramené par le flot hétéroclite de créatures poussiéreuses, affamées et hagardes qui reflua jusque sur ces hauteurs, comme si, là-haut, dans le nord de la France, une chose énorme et terrifiante était tombée du ciel au beau milieu d’une mare humaine ; lui-même à moitié assommé par cette gigantesque débandade, par le cauchemar qu’elle lui avait fait subir, où se mélangeaient la fatigue, l’insomnie, les marches harassantes, les routes torrides et les trains mitraillés, plus que par des événements qui lui étaient incompréhensibles, et qu’il assimilait plus ou moins aux catastrophes naturelles, inéluctables, devant lesquelles il n’y a qu’à rentrer la tête dans les épaules sans chercher à comprendre. Il avait l’air abasourdi du pauvre type qui n’a pas très bien réalisé ce qui lui est arrivé, et qui n’a pas les moyens de le réaliser ; à toutes les questions dont on le harcelait, on obtenait à peu près la même réponse, timidement nuancée d’une pointe d’admiration :
« Une frottée ! C’est une belle frottée ! » Ces mots auxquels il revenait sans cesse en hochant la tête semblaient indiquer l’extrême limite de ses facultés de pénétration mentale, ainsi, du reste, que l’espèce de fascination ténébreuse qu’elle exerçait sur lui, sans doute parce qu’il ne parvenait pas à pousser plus loin son investigation. Au-delà de cette faible lueur de lucidité, son esprit restait plongé dans un abîme de confusion et d’obscurité, digne de l’indescriptible fléau qui s’était abattu sur la France. On le sentait légèrement scandalisé, mais à peine plus que s’il avait assisté à la déconfiture de son équipe de football favorite, et sans qu’il soit évident que le désastre fût lui-même en cause, comme si c’était plutôt cette confusion et cette obscurité qui le scandalisaient.
Il paraissait aussi assez contrarié par la perte d’un vieux couteau qu’il avait emporté là-bas, le trimbalant toujours dans sa poche, et qui, disait-il en fermant un œil, n’était certainement pas perdu pour tout le monde.
De la guerre elle-même, du sort de la France, de l’avance foudroyante des armées allemandes, des armes diaboliques qu’elles avaient à leur disposition, et dont l’aspect bizarre et sinistre, joint à une stupéfiante efficacité, obsédait ceux qui avaient eu le redoutable privilège de les voir à l’œuvre de près (tout le monde avait été frappé par l’étrange silhouette des « Stukas », par leurs ailes en décrochement et par ce train d’atterrissage non escamotable qui évoquaient irrésistiblement une espèce de vautour fondant sur sa proie toutes serres dehors, ainsi que par certains blindés qui, avec ce canon-revolver leur écrasant le mufle, n’avaient rien à leur envier), de tout cela il n’avait pas d’idée très claire, et peut-être même pas d’idée du tout, s’étant trouvé pris dans la mêlée comme un badaud au milieu d’une échauffourée, incapable de voir plus loin que son mal aux pieds, ses crampes d’estomac – provoquées par ce « singe », qu’il n’arrivait pas à digérer –, ses nuits à la belle étoile, au creux d’un fossé ou dans les taillis, comble d’infortune pour un homme de la terre, lequel en général ne montre pas d’inclination particulière pour le camping.
Si bien qu’après deux ou trois nuits de sommeil dans son lit, il semblait avoir presque tout oublié, et, frais et dispos, repartait dès l’aube pour ses bois et ses friches, comme si de rien n’était, comme s’il les avait quittés la veille, et sans plus s’inquiéter de la suite des événements ; de cette « belle frottée » qui risquait tout de même de changer la face du monde, il ne fut plus jamais question que sous les espèces très diminuées de « cette histoire-là », terme qu’accompagnait un haussement d’épaules, vestige d’une vague indignation.
Pendant quelques jours, souffla sur la région ce vent barbare et neuf que soulèvent dans leur sillage les grands désastres. Chaque train spécial qui arrivait, chaque file de camions surchargés ou de voitures bringuebalantes apportait dans le silence de ces hautes vallées un écho mourant de l’exode ; les convois de réfugiés attiraient du monde sur le bord des routes, comme naguère le passage du tour de France : c’était une sorte de kermesse à grand spectacle, dont le clou éventuel eût été la fin du monde, – ou tout au moins d’un monde.
Par tous les sentiers muletiers sillonnant les pentes de la montagne, on voyait descendre à la tombée du jour des familles entières qui s’asseyaient sur les talus pour recueillir des nouvelles plus fraîches et commenter la situation par des propos sagaces ; les rumeurs les plus fantastiques circulaient, réveillant d’antiques terreurs qui mêlaient volontiers la merveille à l’actualité ; excités comme des puces par tout ce mouvement, les enfants continuaient de s’en donner à cœur joie, menant leur propre guerre sous les halliers, traquant un ennemi invisible, fourrageurs infatigables. Tard dans la nuit, on entendait crisser les cailloux des chemins, et s’élever au-dessus du bruissement des torrents le brouhaha plus clair des conversations résonnant dans l’air calme, lorsque les gens regagnaient leurs pénates, une fois que leur fièvre était retombée, et qu’ils étaient certains que la nuit avait épuisé ses surprises.
Chez les Reilhan, la guerre avait sonné le glas des beaux rêves. L’acheteur providentiel, sans doute dégoûté de son projet dans un moment de lucidité, n’ayant plus donné signe de vie, on avait classé l’affaire en attendant des jours meilleurs : adieu veaux, vaches, cochons, couvée…
Paradoxalement, les années d’occupation, quoique sombres, avaient marqué la monotonie de leur existence d’une trêve un peu magique, dans la mesure où elles modifiaient l’ordre habituel de leurs préoccupations. Tout compte fait, on ne conservait pas de cet âge trouble un souvenir tellement déplaisant : avec la complicité des événements, on était retombé sans le vouloir dans cette mentalité enfantine qui découvre dans le malheur des temps la solution miraculeuse de ses inquiétudes et de ses contrariétés, et, en particulier, cette incertitude du lendemain grâce à laquelle s’éloigne momentanément le spectre de la discipline et des sanctions irrévocables : l’air du temps sentait la terre brûlée, les écoles qui ferment, la mise en suspens des institutions. Depuis que la plupart des gens étaient logés à la même enseigne, on laissait plus facilement ses ennuis personnels entre parenthèses.
On aurait même cru qu’à travers ces landes inanimées où pesait la torpeur des siècles, où jamais rien ne se passait qui aide à vivre, commençait maintenant une attente mystérieuse, comme si approchait le temps des signes et de la Révélation. Malgré soi, on s’attendait à ce qu’au-dessus de ces crêtes désertes et hantées seulement par le vent, se produise je ne sais quel surprenant phénomène de nature à bouleverser le cours normal des choses ; c’était une crainte vague, mal définie, qui n’avait qu’un lointain rapport avec les épreuves réelles qu’on traversait, ou les dangers qui menaçaient tout le monde. L’enchaînement des servitudes s’en trouvait considérablement allégé : ce qu’on faisait aujourd’hui, on n’était pas sûr de pouvoir le refaire demain, et quant à l’avenir, on était arrivé à ne plus l’envisager sous l’angle personnel, mais comme une très possible apocalypse qui concernait l’ensemble de la population, globalement, et qui vous libérait en partie de vos propres soucis : à quoi bon s’inquiéter pour soi quand tout va de travers par le monde ? Comment parler d’avenir lorsque la terre entière est à feu et à sang ?
On avait vécu jusqu’à la Libération sur ce capital d’incertitude. Le Haut-Pays était dans la situation d’une place forte épargnée par les combats, mais sur un perpétuel qui-vive, et sans cesse alertée. Cependant, par une sorte de compensation, ou de retournement du sort, cette province misérable, retirée comme un toit au-dessus de la France, et laissée pour compte en période de prospérité, avait été moins sensible aux séquelles de la guerre et de la défaite que des régions plus riches et plus favorisées en temps ordinaire. Son isolement, sa pauvreté, le peu d’intérêt stratégique qu’elle offrait, sans pour cela lui éviter les sévices de l’occupant – qui voyait dans ce désert de forêts haut perché une forteresse rêvée du terrorisme –, avaient malgré tout contribué à sauvegarder son intégrité : du moment qu’on avait l’habitude de vivre et de se nourrir en circuit fermé, donc de se contenter de peu, on n’était guère plus touché par les restrictions que ce qu’on avait été nanti, jadis, par l’abondance. C’était la revanche du maigre sur l’obèse, de l’impécunieux sur le prospère, du sobre résistant aux maladies du bien-être, sur l’intempérant, qu’elles terrassent. Il avait suffi que tout manque partout pour que le peu qu’on possédât ici obtienne du coup une valeur inestimable.