A partir du moment où les Allemands avaient envahi la zone sud, le Haut-Pays s’était organisé en camp retranché derrière ses falaises et ses croupes boisées, toutes bruissantes d’hôtes clandestins et de va-et-vient nocturnes. De menus échanges s’effectuaient entre les groupes de familles, un troc séculaire de matériel pour le travail et de victuailles, qui équilibrait l’économie de chacun et contribuait à rapprocher ces solitaires les uns des autres. De fermes en hameaux, de métairies en bergeries, les marchandises se colportaient à dos d’homme et les nouvelles de bouche à oreille, comme au temps des dragonnades ou des grandes invasions.
Souvent, par les longues soirées d’hiver, lorsque la neige bloquait toutes les voies d’accès du plateau, on se réunissait les uns chez les autres pour traiter en commun les problèmes, régler les affaires en cours, épiloguer sur la situation générale à la lueur de l’âtre. Ces petites assemblées, identiques à celles que tenaient les anciens au moment des guerres de religion, avaient lieu la plupart du temps chez un certain Marius Despuech, à Mazel-de-Mort, centre névralgique d’où rayonnaient les principaux chemins desservant les fermes isolées. Là, blotti autour du feu tandis que la tempête balayait ces hauteurs désertes, secouant portes et fenêtres, on buvait ce vin de « Clinton », âpre et noir comme de l’encre, et on mangeait des châtaignes rôties en jouant aux cartes et en écoutant l’ancêtre raconter des histoires de camisards. Les jeunes gens nettoyaient de vieux fusils à piston qu’ils avaient dénichés dans un grenier ; ils se voyaient déjà participer à d’éventuelles embuscades. Entassés dans un coin de la cheminée, les enfants les regardaient faire, écarquillant des yeux de chat et retenant leur souffle. Les vieux, de leur côté, dodelinaient continuellement de la tête, et personne ne savait très bien si ce mouvement indiquait une approbation quelconque, ou si c’était simplement un effet de la sénilité.
Un soir de mars 1943, alors que le noir de l’hiver commençait à s’éclaircir et qu’à l’ubac des combes jaunissaient de vieilles plaques de neige laquée et incrustée de feuilles, la porte s’ouvrit d’un coup sur un vieux berger de Saint-Julien, tout suant et haletant :
« Les boches ! Ils sont là ! Ils arrivent ! »
Il faillit s’étrangler ; on dut le faire asseoir et lui donner à boire. Il expliqua enfin qu’au début de l’après-midi le bourdonnement d’un gros taon avait soudain fait trembler les vitres et précipité tout le monde aux fenêtres ; et depuis le pont de Saint-Julien, on avait aperçu, descendant du col de Jalcreste par la route de Cassagnas – la route des plaines, celle qu’avaient empruntée les barbares, les royaux, de tout temps la route des emmerdements – une chenille verdâtre étirée le long de plusieurs virages ; elle remplissait toute la vallée d’un horrible vacarme de ferraille écrasée : c’était, encadré par quelques automitrailleuses responsables de tout ce fracas, un convoi de camions bourrés de soldats. Allons bon, qu’est-ce qu’ils venaient foutre par ici, les doryphores ?
Eh bien, ils avaient attendu que la neige fonde pour ratisser la région, purger quelques hameaux au petit bonheur, incendier une demi-douzaine de bergeries qui avaient la réputation de servir de repaire aux résistants, et embarquer manu militari les récalcitrants bons pour le S.T.O. qui, par ici, fournissait déjà au maquis beaucoup plus de partisans que de travailleurs à l’Allemagne. Les jeunes gens qui avaient astiqué leur fusil – ceux de la classe quarante, quarante et un et quarante-deux – prirent aussitôt le chemin des bois : leurs sentes, leurs caches, leurs gîtes n’avaient plus de secrets pour eux. Pour ces bouscatiers que le bûcheronnage appelait à passer plusieurs mois de l’année dans des cabanes forestières, ce ne fut pas un très grand changement ; ils se retrouvèrent en groupes sur les hauteurs les plus escarpées, au fond des combes les moins accessibles du massif, et s’il n’y avait eu, à deux ou trois reprises, quelques voyous pour les trahir, – signaler leurs déplacements et leurs points de ralliement, ils n’auraient gardé que de bons souvenirs de cette aventure qui, pour quelques-uns d’entre eux, se termina au bout d’une corde ou dans les chambres à gaz.
Dès qu’on commença à recevoir des ordres et qu’il fallut boucler les sacs, Abel fit la sourde oreille : il voulait bien prendre le maquis, mais il préférait le prendre tout seul ; se joindre aux autres et être obligé de vivre en groupe ne lui disait rien. C’était un solitaire, et qui entendait le rester, fût-ce au maquis.
Les chefs de réseaux haussèrent les épaules : qu’il aille se faire pendre où ça lui chante ! Depuis les chantiers de jeunesse, on savait à qui on avait affaire : à un ours, et qui devait à peine parler le français. Dans les baraquements de Villemagne où Abel Reilhan, contraint et forcé, avait passé quelques mois, personne n’avait eu envie de frayer avec ce sauvage, qui semblait même un peu arriéré, mais qui était fort comme un Turc, et même comme deux Turcs, ce qui n’engageait guère les copains à lui faire des blagues. Le zèle obscur qu’on devinait en lui le désignait d’avance et automatiquement aux corvées de plein air les plus pénibles : déblayer la neige, abattre des arbres pour le cuvelage des mines, arracher les souches, creuser des tranchées qui ne servaient à rien, mais qu’on lui faisait creuser pour qu’il puisse taper et se dépenser sur quelque chose : c’était son régal. Il était toujours seul, dans son coin ; jamais un mot ; il ne se mêlait pas aux autres, restait au camp lorsqu’ils partaient en virée pour écumer les bistrots des alentours, et s’occupait pendant les veillées à de mystérieux travaux d’aiguille ou de réparation de chaussures ; malgré la promiscuité du camp, ses habitudes demeuraient celles d’un forestier de hautes coupes que la vallée n’attire ni ne retient ; et jusqu’à sa façon de manger assis sur une souche à l’écart des autres, en économisant ses gestes comme ces bergers qui partagent leur pain et leur solitude avec les chiens, d’être couché et debout le premier, de s’envelopper dans une couverture sans se déshabiller, ainsi qu’à la belle étoile, pour dormir le nez contre le mur, indifférent à l’animation de la chambrée, ou aux plaisanteries qu’il aurait pu soulever, on le sentait séparé, protégé de son entourage par une force d’inertie animale, primitive, imperturbable, qu’on eût dit liée aux origines mêmes de la vie.
C’est donc seul et pour son propre compte qu’il prit le maquis, seul, ou presque, qu’il vécut là-haut pendant plus d’une année, dans cette borie perdue au large du plateau, à mi-chemin entre Tardonnenche et Balazuègnes.