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C’était une vieille bâtisse échouée comme une arche de pierre au sommet d’une crête d’où fuyait à perte de vue, vers l’Ouest et vers les monts d’Aubrac, l’immense houle des causses. La retraite était sûre, car depuis le seuil en terre-plein de la bergerie, venteux et net, raclé jusqu’à l’os par les troupeaux auxquels elle servait quelquefois d’étape, le pays se découvrait dans son entier, nu et lisible dans toutes les directions ; et en cas d’alerte, il y avait, s’ouvrant à pic non loin de là dans la corniche du plateau, une sorte de cheminée qui débouchait en plein sous-bois une vingtaine de mètres plus bas, et par laquelle il pouvait toujours déguerpir.

Un sac de « blanchettes » et l’eau d’une citerne suffisaient à son ordinaire ; il couchait dans la paille, semblait insensible aux intempéries, à l’énorme chaleur qui embrasa ce désert durant deux terribles mois d’été, aux brouillards et aux pluies galeuses d’automne, aux froids qui les remplacèrent, aux nuits glacées, aux vents qui balayaient cette steppe élevée, et criblaient de courants d’air les murs en pierres sèches qu’aucun mortier ne jointait ; il y avait enfin ces solitudes barbares avec lesquelles il paraissait faire bon ménage, lorsque de plus coriaces auraient été sans doute rebutés par une fréquentation aussi âpre : lui, au contraire, s’en accommodait si bien qu’on ne le voyait débarquer à Maheux qu’à la dernière extrémité, quand il n’avait plus rien à se mettre sous la dent – hirsute, barbu, fleurant le suint de mouton, le vieux foin et la sauvagine, sale à taire peur, pareil au loup que la faim chasse de sa tanière.

Au plus dur des travaux saisonniers, il vint cependant aider les siens à avancer la moisson et à éclaircir les coupes, se retrouvant avec eux dès l’aube sans courir de risque : sur ces hautes terres en balcon au-dessus des bois, la situation était idéale pour surveiller le cirque et son entrée, ainsi que les combes voisines. Mais il regagnait son refuge à la chute du jour – épave à l’ancre à la surface laiteuse du brouillard, mouillée au loin par les nuits de lune – ivre un peu plus tous les jours de ce silence et de cette pure solitude auxquels il avait pris goût, et qui lui rendaient les bêtes des bois plus familières que ses semblables ; il lisait tous les matins autour de la bergerie les signes qu’elles inscrivaient délicatement sur le givre.

Vers la fin, vrai Robinson de ces grands espaces, il avait tout de même essayé d’améliorer son installation, comme si, grâce aux événements, à l’enracinement d’un état de guerre incertain et illimité, cette vie sans attache, offerte à la liberté des horizons vastes et des ciels mouvants, ne devait plus cesser.

Il entreprit de restaurer le four archaïque ouvert dans l’épaisseur de la muraille près de la cheminée, et dont la voûte s’était en partie effondrée ; une fois qu’il l’eut réparé, il put y faire rôtir des galettes de seigle, qu’il truffait à l’occasion d’une grive capturée par un système de pierres plates et de tiges de bois2 dont il avait piégé le dessous de chaque touffe de genévrier ou de buis dans les alentours. Il nettoya la citerne et boucha les fissures qui dîmaient sa réserve d’eau ; remplaça les lauzes brisées du toit, constellé jusqu’à présent d’éclats de ciel ; confectionna, avec des rondins de hêtre vert amenés du chantier, une table, des tabourets à traire, un châlit sanglé de cordes sur lesquelles il jeta une couverture gonflée de foin ; et même, comble de luxe, il balaya à l’aide d’une branche de genêt le sol de terre noire et pulvérulente d’où se levait à chaque pas une vieille odeur fanée de fumier de mouton. Puis, dans l’âtre propre, une marmite de fonte fêlée emplit la pièce nuit et jour de son chantonnement paisible, rétablissant au logis les pénates que les courants d’air et la désolation des ruines en avaient chassés.

Mais voilà qu’un matin, vers la mi-août 1944, tandis qu’il était occupé à remonter le mur de clôture de cette aire à moutons, plate comme une aire à battre, d’où la vue s’élançait jusqu’aux confins du plateau, il aperçut les silhouettes de deux hommes qui venaient vers lui en agitant les bras : c’était Marais Despuech accompagné du Taciturne, qui se tenait en retrait, gauchement excité, dans le sillage d’une nouvelle apparemment d’importance, puisqu’il en laissait à son voisin la primeur. Et quelle nouvelle ! Il fallait bien en effet la faconde de Despuech pour la trimbaler toute chaude de ferme en ferme depuis l’aube, chez ceux qui ne possédaient ni électricité ni radio : les Alliés venaient de débarquer en Provence ! Pour Hitler, quel coup dans le dos ! C’était même le coup de grâce… Le IIIe Reich craquait de tous côtés à la fois… La sale engeance battait en retraite, comme des rats aveuglés par le soleil. En tout cas, tout allait bientôt rentrer dans l’ordre ; et déjà, par ici, il n’y avait probablement plus rien à craindre.

Malgré sa petite taille, Despuech l’avait pris aux épaules et il scandait chaque parole en le secouant :

« Plus rien à craindre, tu entends, mon gars, je te dis qu’il n’y a plus rien à craindre ! Tu penses bien qu’ils ont d’autres chats à fouetter qu’à traîner par ici… Et pour se faire tirer comme des lapins ! Vous allez voir une belle débandade… Et ton père, là-bas, dans son trou, qui ne savait rien ! Allons, viens, tu peux quitter ta baraque. Vivre comme un sanglier, c’est fini, maintenant. »

Reilhan dans son coin opinait du bonnet, incapable, bien entendu, d’ajouter un seul mot à ce qu’on disait devant lui. Despuech, tout en considérant la masure pauvrement rafistolée, sa fenêtre condamnée par des planches arrachées aux herbes rases et à moitié pourries, les fagots entassés jusqu’au toit de chaque côté de la porte, et qu’il avait fallu apporter à dos d’homme depuis Dieu sait où, le chicot rongé de la cheminée par lequel filait un peu de fumée, répétait entre ses dents, comme s’il se parlait à lui-même : « C’est fini, maintenant, de vivre comme une bête…»

Abel, qui n’avait pas lâché la pierre qu’il étreignait entre ses mains, le regardait stupidement. Tout à coup, il gonfla le cou :

« J’en ai rien à foutre, moi », leur cria-t-il. Et devant les deux hommes médusés, il replongea aussitôt dans sa besogne avec une brusquerie rageuse.

5

Dès la fin de la guerre, une fois que la Libération eut ramené chez eux les réfugiés de 1940 et que les maquisards eurent réintégré leurs foyers, le Haut-Pays retrouva sa physionomie habituelle une terre abandonnée à la solitude de ses bois et de ses landes, et destinée à n’être plus bientôt sur les cartes géographiques qu’une grande tache blafarde dépeuplée.

Entre Saint-Julien et Maheux, dans une de ces combes perdues entre les montagnes, mais où se terrait un peu de vie depuis des siècles, un groupe de trois fermes, volets bouclés, tous feux éteints, entra dans le silence au commencement de l’automne 1947. La femme du Taciturne, qui passait ses après-midi sous les châtaigniers, à chercher des champignons en furetant au milieu des fougères et des bogues éclatées, s’était dirigée de ce côté par hasard. Dans le jour tiède et immobile, sensible à un reste d’été, les bâtiments cloîtrés, la cour où rouillait une herse, funèbre et tordue, les venelles déjà reprises par les hautes herbes de septembre, lui évoquèrent tout à coup le minuscule jardin ouvrier de son coron natal que l’automne jonchait de figues pourries, parmi ces mêmes hautes graminées qui annoncent irrésistiblement la fin des vacances et le début de la vieillesse. Il lui sembla qu’un demi-siècle de vie venait de disparaître en un clin d’œil, tandis qu’elle se laissait distraire par des chimères et des agitations insignifiantes. Ainsi, du temps qu’elle se démenait autour de son fourneau, d’autres vies s’étaient défaites et refaites ailleurs, d’autres destins s’étaient accomplis. Elle avait vu, il n’y avait pas si longtemps, des enfants jouer dans cette cour ; maintenant étaient-ils probablement des hommes, des femmes, avec d’autres enfants en train de s’amuser loin d’ici. Elle s’était laissé enraciner par des besognes minuscules, par des habitudes que l’indigence et l’isolement transformaient en manies, au point de ne pouvoir imaginer d’autre univers que celui-ci ; lorsque des vents aventureux poussaient à travers le ciel des nuages venus d’ailleurs, et que, courbant à grandes foulées l’herbe étincelante au revers des talus, ils invitaient au voyage, elle n’éprouvait qu’une vacuité mélancolique, une absence sans but et sans remède, comme si, de l’autre côté de ces parois velues, il n’y avait rien. Depuis quelque temps, la présence de toute personne étrangère lui infligeait un sentiment de honte, et l’idée de revoir les siens (ils ne donnaient plus signe de vie) ne lui était même pas agréable. Du reste, totalement soumise à cette errance sur place, telle une chèvre tenue court dans son pré, elle descendait à Saint-Julien le moins souvent possible, préférant s’en remettre à une complaisance d’occasion, voisine ou tâcheron, pour le peu d’emplettes qu’elle avait à y faire ; elle ne se rendait même plus aux petites réunions paroissiales que le pasteur de Florac y tenait régulièrement. A force de s’abîmer dans de petites tâches, son horizon sensible s’était tellement rétréci qu’elle avait fini par oublier ces grandes réalités brutales qui font irruption un beau jour et anéantissent en un instant les vies où il ne s’est rien passé et où il ne se passera jamais rien.