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Il n’était donc pas question de mettre le nez dehors, ni même d’entrebâiller une porte ou une fenêtre, crainte de les voir arrachées de leurs gonds. Contre ce souffle fluide et véloce, d’une consistance presque liquide, qui brûlait tout et rendait cassants comme du cristal les feuillages persistants qu’on entendait cliqueter aux branches (thuyas, chênes verts, genévriers, buis, houx, pins d’Alep, mélèzes, cèdres, arbres des régions méridionales grelottaient sous leurs aigrettes de glace comme des lustres de Venise), il fallut se barricader, calfeutrer de papier journal les trous de serrures et jusqu’aux moindres fentes, que trahissaient sur le carrelage, là où l’on n’aurait jamais pensé qu’il y en eût, des tramées de poussier blanchâtre : cette neige poudreuse chassée à l’horizontale s’insinuait partout, comme du sablé. Même pour dormir, on n’osait pas pénétrer dans ces chambres montagnardes où se concentre déjà en temps ordinaire le froid du sépulcre : elles étaient devenues de véritables glacières. On se terrait nuit et jour sans bouger autour des feux impuissants ; les flammes auxquelles on tendait les mains semblaient purement décoratives. Le temps de porter à la bouche une cuillerée d’un liquide fumant quelconque, c’était pour ainsi dire gelé ; le vin fit tout de suite éclater les bouteilles ; on le cassait à coups de marteau ; on sciait le pain. Le bois commençait à manquer, mais, de même que ces bâtiments en perdition qui brûlent leurs bordages, on préférait briser quelques chaises et défoncer de vieux meubles plutôt que de se risquer jusqu’aux bûchers, qu’on maudissait d’être là-bas, dehors, complètement enfouis sous la neige, et en tout, cas inaccessibles : ce terrible mugissement qui faisait craquer les charpentes et valser les schistes des toits en entraînant des avalanches de plâtras et de suie dans les gaines des cheminées, donnait par instants de tels coups de boutoir contre les murs qu’on rentrait la tête dans les épaules en s’attendant au pire ; le pire, quoi qu’il advienne, c’eût été de sortir. Il valait mieux sacrifier quelques meubles que sa vie.

Les brèves accalmies pendant lesquelles on aurait pu s’aventurer vers ces maudits bûchers – et même jusqu’aux étables, qui en général se trouvaient assez loin des habitations, et où les moutons devaient être en train de se monter les uns sur les autres – ces brèves accalmies, loin de rassurer, semblaient au contraire amasser de nouvelles violences, préparer d’horribles écroulements. Les chutes de vent, trop brutales pour précéder un calme définitif, étaient comme des à-coups, des trous dans la tempête où celle-ci reprenait de sa fureur sur un fond lointain de grondements qui rendait encore plus effrayant le silence. En ces moments-là, on entendait toujours quelque chose dégringoler quelque part ; ces balles perdues du cataclysme étaient à la fois sinistres et ridicules, vilains petits bruits de casse qui présageaient l’assaut fatal et faisaient sursauter tout le monde. On restait là, recroquevillé sous une couverture, avec des enfants et des chiens entre les jambes, à observer les poutres du plafond, à supputer la catastrophe finale.

Tonifiés par cette atmosphère de drame, les vieux s’employaient à réconforter l’assistance en démontrant, bible en main et preuves à l’appui, que tout ça, c’était broutilles et roupie de sansonnet à côté de ce qui allait se passer ; ils tapaient sur le Livre du plat de la main : tout était écrit là-dedans noir sur blanc, aussi clair que de l’eau de roche. Finie, la rigolade ; on allait voir ce qu’on allait voir. Ils annoncèrent d’effroyables calamités : nuées de feu, fleuves de lave, déplacement de montagnes, continents engloutis tout entiers par les océans, le tout s’achevant en beauté, toujours selon les Écritures, par une apothéose de comètes et de fulgurations célestes qui mettraient fin aux temps. Ceux qui par malheur auraient survécu à ces indescriptibles fléaux tomberaient aussitôt en cendres. Il arrivait que certains devancent ces séduisantes perspectives et trépassent tout de bon pour donner sans doute plus de poids à leurs prophéties : c’est ainsi qu’à Mazel-de-Mort la pauvre Alice Despuech fut retrouvée raide au milieu de ses chèvres qui lui broutaient déjà les jupes, et il fallut la hisser dans un grenier faute de pouvoir l’enterrer. D’ailleurs, un peu partout dans le midi de la France, ce froid boréal tua les vieux comme des mouches, et surtout dans le plat pays, où l’on n’est guère habitué à se mesurer avec des températures aussi basses. (Du côté de Montpellier, Nîmes, la Camargue transformée en steppe de l’Asie centrale, on enregistra des moins vingt et quelques degrés, qui grillèrent les oliviers sur pied, malgré la résistance quasi minérale de cet arbre.)

Le matin du troisième jour – pure façon de parler – alors que la tempête paraissait s’apaiser, les habitants des fermes perdues au large du plateau eurent la surprise de constater que le jour, précisément, ne se levait pas. Malgré l’heure avancée, pas la moindre lueur aux fentes des volets ; il faisait noir comme dans un four : c’était peut-être la fin du monde. Mais on s’avisa que les cheminées s’étaient mises à refouler dès qu’on avait essayé de ranimer les feux, et il fallut beaucoup de temps et de coups de pelle pour dégager les ouvertures des bâtiments ensevelis jusqu’au faîte sous des congères géantes.

Les premiers qui réussirent à se frayer un chemin dehors estimèrent que certaines de ces congères devaient atteindre dix ou douze mètres d’épaisseur, surtout contre les flancs ou les mamelons exposés au nord. Cela ne s’était pas vu depuis des dizaines et des dizaines d’années ; on butait contre les isolateurs des poteaux électriques ; on marchait sur des toits sans le savoir. Découverts du haut d’une éminence, les hameaux et les groupes de fermes ressemblaient à ces villages abandonnés dans le désert et que les dunes de sable ont envahis jusqu’aux étages. Le moindre obstacle qui n’était pas entièrement recouvert était devenu le prétexte de concrétions acérées plus fantastiques les unes que les autres, défiant les formes imaginables les plus extraordinaires en même temps que les lois de la pesanteur : elles s’effilaient parallèlement au sol dans le sillage laissé par l’ouragan, encore présent dans ces corniches labourées de rainures, ces stalactites qu’on avait l’impression de regarder en inclinant la tête à angle droit, ces dentelures ouvragées, ces aigrettes fragiles, qui carénaient le bord des toits, l’angle vif des murs, les arbres trempés dans le cristal jusqu’à la pointe des branches, les poteaux encore debout, les fils électriques qui avaient résisté au poids de leur gaine de glace, et les grandes roches solitaires, crêtées à présent comme des diplodocus. Toutes ces formes que le vent avait aiguisées, érodées dans le même sens, donnaient une curieuse sensation de vitesse pétrifiée.

A perte de vue, dans toutes les directions, et jusqu’aux reliefs les plus lointains du sud, qui demeuraient habituellement en marge de l’hiver, tout était pris sous la neige, nivelé au point que les vallées elles-mêmes semblaient avoir été comblées – un pays qu’on avait peine à reconnaître dans ce moutonnement désertique dont la plupart des points de repère avaient été effacés : même les moraines noires des forêts de sapins avaient disparu sous leur housse molletonnée. Devant ces solitudes glacées où voyageait une bise aigre, et où l’on ne parvenait pas à imaginer que l’été puisse jamais revenir, on ne se serait pas cru à moins de cent kilomètres à vol d’oiseau de la Méditerranée, mais aux confins des terres habitables, dans une de ces régions désolées où ne poussent que des lichens et qui sont à longueur d’année la patrie de la glace et du vent.