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Au-dessus de Mazel-de-Mort (qui ne comptera plus que deux âmes après la mort d’Alice) commencent de hautes solitudes et brusquement tout change, les torrents disparaissent, les sources se raréfient, le schiste et le granit cèdent la place au calcaire marin, le sol s’éclaire et clapote comme une vieille toiture, l’air acide nettoie les sous-bois clairsemés où le ciel apparaît à travers les derniers fayards. Bientôt, l’étendue livide et sans arbre moutonne à l’infini, avec ses pierres celtiques enracinées dans l’herbe morte, et rongées par le vent d’ouest dont la houle incessante vient battre les anciens murs de clôture et les bergeries désaffectées.

Les jours calmes, il y a toujours la rumeur de brisants que fait au loin ce vent pris dans les défilés et, plus proche, le froissement de ses vagues respirant sur les plages de lichens et de mousse avec la régularité du ressac ; au ras des crêtes, qu’on croirait alors hantées par le souvenir de la mer primitive, des croix interrogent la fuite des horizons de leurs moignons trapus. Fréquemment, des ombres de nuages rôdent parmi les roches géantes, éteignant par instants d’immenses pans de paysage qui se rallument dans un pétillement d’insectes et l’on sent aussitôt la cuisson d’une lumière crue et vorace.

Ce qui rend sensible, plus encore que son relief bizarre, la barbarie millénaire du site, c’est son climat : tantôt bouillant, tantôt glacial, il communique aux plus belles saisons quelque chose de convulsif ou de malsain. Même au cours des années clémentes, quand les plateaux balancent tout l’hiver leurs ondulations arides sous une frange de sommets à peine saupoudrés de blanc, et que, couvée par des chaleurs précoces, la verdure renouvelle les pelouses jaunies, des retours de froid inattendus bousculent le printemps et pourrissent les pentes trop prématurément gonflées de son opulence. En plein mois d’août, au moment où le plus chaud du jour stagne au pied des falaises, dans les cuvettes du plateau et au milieu des châtaigneraies, on voit la misère des choses, et, pour ainsi dire, leur envers délabré par la puissance de la lumière : chemins cendrés, aires pouilleuses, d’un jaune rance africain, parois cuirassées de schistes jetant l’éclat fébrile et plombé d’une journée à l’orage ; bergeries écrasées au sol sous le poids d’énormes lauzes que le soleil piétine et dont les débris blanchissent par terre comme des omoplates ; toits défoncés, béants sur des ruines jonchées d’ardoises ; bourgs attaqués ça et là par les caries des bâtiments creux et noircis de ronces, haussant leurs façades chaulées les unes au-dessus des autres dans un enchevêtrement industrieux pour regarder ce qui se passe au loin. Mais sur la fin de l’après-midi, du côté où les ombres s’allongent, mouillées d’une odeur de verdure, une émanation minérale qu’on distingue de la fraîcheur du serein à sa touche plus vénéneuse, suinte des fondations de la terre, envahit les fonds, gravit les prés, gagne les courtils, circule le long des venelles.

Cette goutte de froid infinitésimale est mortelle pour la saison ; elle dilue extraordinairement vite l’épaisseur des beaux jours : à ce détour de l’été, l’air éclairci écoute soudain un bruit de cosse qui éclate.

Il ne reste que peu de temps. L’automne lui-même n’est souvent qu’un tourbillon de feuilles entre deux portes entrebâillées, un seuil tiède et frileux ouvert sur deux versants de l’année. A peine le soleil à son déclin, écrasé derrière le vitrail des forêts, s’est-il – épuisé en rougeurs et en brumes, un vent marin tout en haillons, grondant d’une rumeur d’usine et de train, pénètre par les couloirs du sud, traîne ses nuées sales, arrache les feuilles sèches des arbres, brouille l’incendie des lointains, et finit par l’éteindre. En quelques jours, parfois en une seule nuit, le Haut-Pays a largué les amarres qui le tenaient aux provinces du Sud. Un matin, dès que le vent s’est tari, on découvre, en poussant les volets, une immense crypte, silencieuse et vide, un monde de pierres froides, de pentes nues, de bois dépouillés et brillants dont les branches dessinent contre le gris uniforme du ciel des grilles à l’encre de Chine. Par les ouvertures étroites, tombe une clarté morte qu’on ne songe à dissiper que le soir, lorsque les stèles funéraires rassemblées autour des fermes s’enfoncent dans l’obscurité – la lampe allumée, d’une main économe.

Mais quelquefois, l’automne, c’était aussi une soudaine illumination du paysage d’où le brouillard se retirait, laissant sécher les pierres qui trouvaient une espèce de vie élémentaire et se mettaient à fumer au soleil ; les fleurs clandestines sous l’herbe chaude, plus drue et plus vivante qu’un banc d’anémones marines, et le grésillement des bouquets d’orties le long des murs, à l’abri desquels s’étaient réfugiés les insectes. La matinée croisait au ralenti dans un ciel sans sillage. Il y avait dans l’air une résonance paisible, portant d’un versant à l’autre des bruits de forge, une rumeur casanière de horde qui s’installe et de troupeau qui prend ses quartiers d’hiver. Les odeurs semblaient enfin délivrées du frêle et fascinant souvenir, de la déchirante précarité des venelles en fleurs que certains soirs de printemps avaient remplies d’on ne savait quelle promesse trouble ; celles qu’on respirait aujourd’hui substituaient à d’intimes nostalgies des besoins plus grégaires et plus sobres : arômes poivrés, captivants, que soulève le pelage corrompu des forêts, et qui arrêtaient avec la même impérieuse subtilité que l’odeur de l’encens ; odeurs aigres, dégagées par les tas d’écorce et de sciure fraîche en pleine fermentation, odeur femelle autour des hêtres abattus, dont l’aubier éclaboussait une couche élastique de fanes ; odeurs de travail stimulantes, de cuir et de fer chaud, mêlées aux fumées acides des premiers feux de bois à travers les hameaux engourdis dans la lumière grasse, et filant des heures lentes, à peine rendues sensibles par un grincement d’essieu ou les battements clairs d’une enclume qui se répercutaient entre les murs de leurs ruelles encore luisants d’une averse nocturne… Toutes ces odeurs plongeaient immédiatement les sens dans une disponibilité attentive, comme au passage d’une voûte, quand on reçoit tout à coup une bouffée caressante, de fenil ou de pain brûlant. On n’avait pas encore rentré les pots de géraniums, et des tapis de champignons étaient étendus à l’ombre calme des murs, sur les terrasses.

Cependant, cette paix ne trompait même pas les oiseaux sédentaires, qui s’ébrouaient le matin plus près du seuil en ébouriffant leurs plumes gelées.

Maintenant, les nuits obtenaient une pureté extraordinaire, sidérale : le ciel était si noir qu’il paraissait sans atmosphère, comme sur les astres morts ; il rinçait les montagnes et multipliait les étoiles ; aiguisées et durcies par un froid de plus en plus sec, elles avaient la grosseur des gemmes, et leur éclat. Le soir, on entendait gronder dans les bas-fonds, du côté de Saint-Julien : le souffle assourdi des torrents franchissait en droite ligne la forêt amaigrie et transparente, dont s’élevait, chaque nuit un peu plus épais, un lac de brouillard qui apportait le silence, étouffait tous les bruits de la vallée, détrempait les pentes, et isolait de hautes péninsules minérales dans leur sérénité planétaire.

Ces signes, qui précèdent généralement les hivers très rudes, hâtaient les dernières besognes ; les cuisines, glaciales malgré un reste de braise sous les cendres, trouvaient les hommes debout avant l’aube, toujours plus lente à embuer les vitres de sa grisaille ; dès qu’ils s’étaient réchauffés d’un bol de café ; ils se glissaient dehors, humaient le temps ; des petites touffes d’haleine s’évaporaient autour du point rouge des cigarettes ; et remontant d’un coup d’épaule leur sac garni pour la journée, ils se mettaient en route : lorsque la matinée s’annonçait pâle et tranquille, la pierraille des chemins écrasée sous leurs chaussures cloutées faisait sonner la limpidité de l’air comme du verre.