Elle s’interrogeait à propos de cet oncle Samuel, qu’elle n’avait rencontré qu’une fois, peu de temps avant qu’il ne meure ; après tout, celui-là non plus n’avait pas l’air d’un aigle. Pourtant, ça ne l’avait pas empêché d’être pasteur, d’arborer à son poignet un superbe bracelet-montre en or, d’habiter une maison coquette, pleine de livres et de disques, et dont il était propriétaire ! (Parbleu, le bougre avait été veuf par trois fois, et par trois fois héritier.) D’ailleurs, était-il nécessaire d’être un aigle pour entrer au service de Dieu ? Ces messieurs ressemblaient en général à de bons fonctionnaires, replets, ponctuels, la voix onctueuse et le geste étudié, avec, dans les cas extrêmes, cet air un peu désertique des guérisseurs d’âmes, mais, en tout cas, tous paraissaient très satisfaits de leur sort. Eh bien, ce que Samuel-Joseph : — l’inversion des prénoms était un grand pas de franchi – ne pourrait obtenir par l’intelligence, c’est par le dévouement qu’il l’obtiendrait, par toutes ces qualités qu’il est fort possible de prendre sur soi lorsqu’il s’agit de tirer son épingle du jeu. Le calcul n’était pas si mauvais : le roi des imbéciles, s’il se double d’un vaniteux, trouve dans sa vanité de quoi déplacer les montagnes. Evidemment, encore fallait-il que Samuel-Joseph soit un vaniteux ; ce n’était pas en gardant les chèvres ou en fagotant des genêts qu’il avait eu jusqu’ici l’occasion de le lui montrer.
« Tu ne te vois tout de même pas finir tes jours dans ce trou, comme un misérable ? On ne parle à personne, on ne sait jamais rien de ce qui se passe… Et puis les filles d’aujourd’hui ne veulent plus des garçons de la montagne ; elles laissent ceux d’ici à leur sauvagerie et préfèrent s’établir en ville. Si ça continue, dans ces coins perdus, il n’y aura plus que des célibataires : alors, ce n’est pas la peine que je te dise ce qui te reste à faire. »
Elle le harcelait ainsi du matin au soir, lui faisait apprendre par cœur des pages entières de la bible, comme elle le forçait à ingurgiter des bouillies et des « laits de poule » où elle jetait plus de sucre que n’en avait consommé de tout l’an le reste de la famille : à cette époque-là, le sucre était bon pour le cerveau. Elle imaginait, ou plus exactement, elle espérait que ces diverses nourritures, terrestres et spirituelles, stimuleraient les facultés intellectuelles du jeune grabataire, et lui fourniraient les moyens de réaliser cette grande ambition.
A ce régime-là, ce ne fut pas tellement l’ambition de Samuel-Joseph qui prit de l’importance, mais son ventre, ses joues, ses fesses, tous les endroits où se loge la graisse chez ceux qui ne font pas assez d’exercice et qui ne brûlent pas assez par l’imagination. Car, dans son for intérieur, le convalescent n’était pas enchanté par ces perspectives. Vivre en ville, avoir de beaux vêtements, manger à sa faim, être respecté, tout ça, c’est bien joli, mais ça suppose pas mal de complications, de responsabilités, de surveillance et de tensions continuelles qui lui donnaient le vertige ; rien qu’à l’idée de haranguer une-assemblée de fidèles, il avait des bouffées de chaleur. Pourquoi diable les choses étaient-elles si complexes, si embêtantes, dans la vie ? Pourquoi les gens ne continuaient-ils pas à vivre comme des enfants, en se contentant du strict nécessaire ? Au fond, bien que rien ne le destinât à être un homme de la montagne, et qu’il n’eût pas le goût de la terre, il se demandait s’il n’était pas préférable de traîner dans les bois et de traire les chèvres plutôt que de s’atteler à une tâche qui lui semblait insurmontable et pour laquelle il n’était pas établi qu’il soit fait. Mais sa mère, dans sa rage de le voir obtenir ce qu’elle avait désiré en vain toute sa vie, le tarabustait tant et si bien, lui dépeignait un avenir si sombre, noircissant à l’extrême tout ce qui touchait à la terre, pour embellir l’existence qu’on menait dans les villes, que ce mou ne savait plus à quel saint se vouer. C’était un indécis fondamental ; il était de ceux que déchire l’envie des montagnes quand ils sont au bord de la mer, et qui inversement ne rêvent que de flots bleus au milieu des forêts ; qui regrettent la neige en été, et pleurent juillet à Noël. Affolé à la pensée de quitter son refuge, mécontent d’y végéter toute sa vie, ces sentiments contradictoires l’écœuraient tellement qu’il faisait le vide dans sa tête, et, tout en suçant son pouce pour se consoler, il s’abîmait dans des méditations voisines du néant, en ayant soin cependant de laisser la bible ouverte sur le lit et d’y promener dessus de temps en temps un œil décadent, pour que sa mère le laisse digérer en paix. Mais tout cela minait en lui comme un ver mine une pomme, et ces continuelles alternances de convoitises médiocres et du dégoût qu’il avait pris de sa condition, pourrissaient lentement son cœur.
Elle avait beau varier les menus, lui confectionner des flans, des gâteaux de riz, tout cela bien entendu à l’insu des deux autres, auxquels elle aurait ôté le pain de la bouche avec cette royale tranquillité d’esprit que seules permettent les grandes passions, il avait de moins en moins d’appétit, et trouvait que tout avait le même goût fade, d’après-fièvre, de convalescence. Il lui semblait alors que jamais plus les choses ne redeviendraient ce qu’elles avaient été jadis, et qu’il traînerait jusqu’à la fin de sa vie une fatigue, une lourdeur et un dégoût incoercibles. On aurait dit que son accident, survenu en pleine puberté, à l’époque du vague à l’âme et des boutons sur la figure, avait provoqué en lui des troubles irréparables, et qu’il ne serait plus comme avant. Maintenant, une barrière infranchissable le séparait de son enfance – J’y étais encore en septembre, se disait-il, comme s’il s’agissait d’un autre pays – de l’autre côté de laquelle il était tombé le jour de son accident.
Lui revenaient les propos de la vieille Alice Despuech, qu’il avait entendue dire une fois, ici même : « Jusqu’à seize ans, c’est le paradis ; ensuite, ce n’est plus rien. » (Elle était née dans une ferme charmante de fraîcheur et d’ombrages, du côté de Saint-Jean-du-Gard.) Pour qu’une vieille femme presque rustre fasse un tel aveu, il fallait que ce soit l’évidence même : pourquoi personne n’en disait-il rien ? Pourquoi les gens jouaient-ils à ce jeu stupide qui consiste à donner de l’importance à ce qui n’en a pas, et à différer l’essentiel jusqu’à l’oubli ? Pourquoi consentait-on à vieillir tout d’un coup, pour des prétextes aussi futiles que la vanité sociale, le pignon sur rue, etc. ? Vraiment, il ne comprenait rien à tout cela, sinon que ça ne valait pas le coup de grandir. Quand il interrogeait sa mère à ce sujet :
« C’est comme ça, tu n’y changeras rien », lui répondait-elle avec brusquerie, comme si elle craignait que tous ces regrets et toutes ces restrictions n’affaiblissent les ambitions qu’elle avait reportées sur lui ; et elle ajoutait : « De toute façon, c’est Dieu qui l’a voulu. »