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Mais elle avait alors une expression si singulière, comme gênée, que son fils se demandait quelle était exactement la signification que sa mère prêtait à ce mot de « Dieu ».

Des nuits de douze heures de sommeil – d’un sommeil un peu trop lourd pour être un bon sommeil – ne lui apportaient qu’un repos passager, de courte durée : juste au moment où il se réveillait, il se sentait à peu près bien ; mais presque aussitôt après, la lassitude réapparaissait a travers ses membres et jusque dans ses doigts, dont les articulations étaient douloureuses. Dès qu’il avait fini son petit déjeuner, commençait la lecture de la bible, et très vite, sa tête se remplissait de fumée, les yeux lui cuisaient ; les phrases perdaient leur sens, les mots devenaient illisibles. Il sombrait peu à peu dans la torpeur de ces heures grises et silencieuses égrenées par l’horloge, comme hypnotisé par le paysage incolore et glacé collé contre les vitres, dont il ne parvenait pas à détourner les yeux.

Ce qui le touchait le plus, dans cette bible, c’était une vieille gravure qui servait de signet, et qui représentait un petit pâtre une houlette à la main, souriant à la tête d’un troupeau de moutons aussi gras que leur propriétaire. Plus jeune, une confusion s’était opérée dans son esprit entre l’état de berger et celui de pasteur ; confusion parfaitement légitime. Sans doute s’était-il lui-même identifié à ce petit berger, et avait-il éprouvé un réel bien-être à la vue de ces luxuriants pâturages parmi lesquels celui-ci souriait, et en imaginant une vie simple et paradisiaque. Cette double confusion, qu’il retrouvait un peu chaque fois qu’il regardait cette gravure, entretenait chez lui une vague attirance pour les choses de religion, attirance qu’il tint, plus tard, pour une vocation où sa mère l’avait poussé.

Un jour, vers le début de janvier, elle lui remonta de Saint-Julien une orange enveloppée dans du papier de soie ; il la déballa sur le lit avec une craintive admiration : que dirait le père, en voyant cette orange, s’il rentrait à ce moment-là ? Longuement, il la flaira, la palpa, la soupesa, mais n’osa la manger, et il préféra la fourrer sous son oreiller afin de recommencer l’opération de temps à autre, parce que cette odeur d’orange lui permettait de pénétrer dans le royaume défendu des choses déjà passées : l’orange de Noël qu’on distribuait aux enfants des écoles – la seule et unique orange qu’il avait de toute l’année –, et dont il pressait l’écorce devant la flamme d’une bougie pour en tirer une gerbe d’étincelles odoriférantes. Mais le fruit finissait par pourrir, et il fallait le jeter.

Vers la mi-janvier, le temps changea, les jours, de nouveau, s’obscurcirent. Ainsi qu’une rivière au moment de la débâcle, le ciel lézardé craqua de tous les côtés et lentement se mit en mouvement ; des nuages mous roulèrent leurs mufles tièdes du fond de l’ouest ; c’étaient d’énormes nuages marins qui sentaient la pluie, le dégel, ou ces neiges spongieuses et grasses que ramène souvent la fin de l’hiver.

Il y eut deux ou trois jours de brouillard pendant lesquels la température remonta et se tint aux alentours de zéro ; toute une nuit, il neigea ; et puis, le lendemain matin, en ouvrant les yeux, Samuel-Joseph aperçut dans la petite lucarne sans volet qui trouait le mur près de la porte, une clarté rouge, éblouissante, qui s’allongeait sur le crépi du mur. Il eut un instant le cœur rempli d’une joie violente, un grand désir de liberté, et, le corps soulevé d’espérance sous les pesantes couvertures, il eut l’impression extraordinaire de se réveiller à l’aube d’une belle journée du mois d’août, quand tout est calme et qu’aucune feuille ne bouge dans l’air bleu, lavé par la nuit. C’était un dimanche, et personne, à rencontre des habitudes, n’était encore levé ; enfin on entendit craquer les solives, une porte s’ouvrir, et les pas traînants de la mère dans l’escalier. Lorsqu’elle repoussa les volets de la cuisine, ce fut comme si au cœur de l’hiver venait de naître une sorte d’été radieux et pur.

Un soleil rouge, neuf comme le monde, faisait étinceler sur les vitres les fougères ciselées par le givre. Le ciel au bleu vif découpait violemment la housse pailletée des toits, d’une épaisseur laiteuse et succulente à l’œil, et qui évoquait plus qu’autre chose la souplesse craquante de la meringue et les douceurs de la crème chantilly ; l’air immobile portait encore la fraîche cassure du gel, mais on sentait déjà rayonner dans sa transparence la brûlure des matinées de neige ensoleillées.

Un peu partout, les gens se tenaient sur le seuil de leur maison, se réchauffant au soleil et regardant la vie s’ébrouer timidement, se remettre en place au creux des hameaux avec des gloussements et des claquements d’ailes. Après une si longue pénitence de ciel gris, d’horizons rétrécis, de jours reclus (on n’avait pratiquement pas revu le soleil depuis trois mois), on aurait contemplé durant des heures ce ciel d’un bleu total et aveuglant, et toutes ces couleurs qu’il rendait sur la neige encore plus éclatantes que par les plus lumineuses journées d’été. Le froid sec et vif rabattait dans les rues et dans les cours des fermes l’aigre suée du hêtre au fond des cheminées, et s’imprégnait, à mesure que le jour chauffait, d’une odeur d’écorce, printanière et sauvage, qu’exhalaient les bûchers et les emplacements où l’on sciait le bois en plein air. Chacun ressentait au fond de soi quelque chose qui ressemblait à ce qu’ont dû ressentir Noé et les siens au moment où les eaux se retirèrent. C’était une envie étrange, joyeuse, légère, grisante comme un alcool, mais on ne savait pas de quelle envie il s’agissait – peut-être était-ce, à cause de ce ciel profond et limpide, l’envie de s’en aller très loin, toujours plus loin.

Bientôt, l’alité commença à se lever et à faire quelques pas en tirant la jambe, qui, naturellement après trois mois d’immobilité, s’était ankylosée (qu’il ne fatigue surtout pas son genou, avait écrit le docteur sur l’ordonnance). Cette raideur – réelle – qu’on aurait très bien pu guérir par une rééducation appropriée, ou par une petite intervention chirurgicale, devint une infirmité chronique qui servit admirablement les desseins de la mère, en même temps que le caractère apathique de son enfant : il boitait avec beaucoup de bonne volonté, parce que ça lui permettait de se tourner les pouces tout en gardant bonne conscience pendant que la famille s’échinait à la tache. Abel lui avait fabriqué une béquille rudimentaire, taillée dans une planche avec une fente pour glisser la main et un bourrelet de cuir fixé sur l’arête supérieure, là où l’aisselle prenait appui. A le voir clopiner, une épaule en l’air, on aurait dit qu’il avait fait ça toute sa vie ; c’était un boiteux-né : il s’installa dans son infirmité comme dans un fauteuil.

On était en mars, l’hiver pourrit rapidement, la neige bue par les pentes spongieuses disparut, laissant accrochées quelques médailles blanches contre le bleu marine foncé des montagnes. Le sol noir se mit à ruisseler ; les grandes dalles, les falaises, les cuirasses de schistes, vernies par les eaux de fonte, brillèrent sous le soleil morcelé et le grand vent d’ouest qui remettait à flot le Haut-Pays sous un ciel de grand large ; des taches de lumière traversaient les plateaux en naviguant sur leurs molles ondulations, et disparaissaient dans les gouffres, où elles allaient inonder pour quelques instants une fenêtre, le fond obscur d’une chambre, le cuivre rutilant d’une pendule ou d’un chaudron, des flocons de poussière sous un lit, ou le visage de quelqu’un qui regardait dehors. La transparence de l’air nettoyait jusqu’aux confins des horizons le paysage, qui devenait une immense maquette lisible et détaillée, avec ses flottilles de nuages approfondissant encore les perspectives. Tout était en mouvement dans ce printemps amer et violet, cuisant déjà la terre au milieu de ces clairières de soleil qui se déplaçaient lentement et autour desquelles traînait un sillage d’ombres froides. La forêt respirait avec la majesté de l’océan ; des coulées de terre jaillissaient le long des pentes, comme les sanies d’un corps en travail. Des murs boursouflés s’effondraient brusquement, distribuant en travers des chemins un éventail de pierres et de sable qu’on voyait fumer ainsi que du terreau. Il y avait des journées où des brouillards nordiques rampaient contre la montagne, se déchiraient en lambeaux en passant à travers la forêt, et accrochaient ses perles aux branches des sapinières en réveillant des odeurs d’automne, d’humus et de champignon frais ; et tout à coup, le lendemain, un jour chaud, fiévreux, s’accumulait dans les bas-fonds, exaspérant des verdures précoces, troublant le sang et fouillant la terre offerte comme un ventre sous son tapis d’herbes jaunes et aplaties. Le jour suivant, parfois dans la même journée, c’était de nouveau un ciel noir d’octobre, plein de rumeurs et de mouvements, l’odeur fauve des sentiers dans les bois dépouillés et luisants, la pluie giclant aux vitres embrumées, des coups de vent glacés claquant les volets et éparpillant les cendres dans l’âtre.