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C’était encore une de ces années où l’on passait brutalement et sans transition de l’hiver à l’été, et où les personnes âgées parlaient des printemps disparus, avec ces haies d’antan, toutes blanches d’aubépines, qui embaumaient encore leur souvenir, les eaux libres et grelottantes sur quoi on faisait tourner de petits moulins, quand les vacances d’avril fermaient pour quinze jours les écoles et ouvraient les chemins des bois ruisselants de lumière, les pelouses sauvages à travers lesquelles ils avaient couru, à l’époque où leur cœur désirait vivre, battant d’une joie aujourd’hui affreuse à évoquer. Dès la fin de leur jeunesse, presque tous avaient eu l’impression que plus le temps passait, plus les saisons se gâtaient, blettissaient à peine nées, comme si le règne du froid et de l’obscurité, serviteurs de la mort, s’étendait peu à peu sur elles en laissant de moins en moins de place aux beaux jours. Peut-être aussi l’enfance – car c’est toujours d’enfance qu’il s’agit à propos des saisons – n’était-elle qu’une machine à illusions qui empoisonnait le restant de la vie avec le souvenir de saisons merveilleuses qui n’avaient jamais réellement existé. Mais, par la même pudeur ouvrière et hargneuse qui scellait les lèvres jusqu’à la mort, nul ne livrait jamais rien de ces sentiments-là, sinon des implications inférieures strictement matérielles et intéressées ; on se bornait à ressasser d’aigres considérations sur les avantages incontestables des époques d’autrefois, ou touchant aux récoltes que ce temps désastreux risquait de pourrir sur pied, et où passait une vague incrimination des générations, de la société, des temps actuels, complices d’une détérioration générale.

Enfin les premières chaleurs arrivèrent en mai, lourdes et déprimantes, comme mal adaptées à ce paysage aussi vide et sévère qu’un paysage d’hiver, et où le printemps demeurait dans les bas-fonds et ne gagnait les hauteurs que par petites touches timides. Très vite, ces chaleurs presque malsaines mûrirent en orages, qui rôdèrent sans éclater au-dessus des plateaux, dans un ciel de Golgotha.

Appelés par les travaux saisonniers, les deux Reilhan quittèrent la scierie de Florac ; partant à l’aube et ne rentrant qu’à la nuit, fourbus par cette course incessante pour essayer de rattraper le temps perdu et se maintenir au rythme de la saison, ils se mettaient immédiatement au lit après avoir marmonné quelques mots de prière et avalé promptement leur pitance, en sorte que Samuel-Joseph et sa mère continuaient à rester seuls toute la journée, sans rien changer à leurs petites habitudes, formant à tous les deux un clan dont les deux autres ignoraient tout. Ils auraient été d’ailleurs bien étonnés d’apprendre qu’un ministre de Dieu en puissance couchait sous leur toit et s’engraissait sans vergogne de toutes ces bonnes choses que sa mère, en resquillant sur leur budget, lui préparait quand ils avaient le dos tourné et dont ils ne voyaient jamais la couleur ; le soir, à leur arrivée, le lascar avait déjà dîné, et sa mère avait eu la précaution d’essuyer soigneusement la table et de faire disparaître jusqu’aux moindres traces de son repas.

« Il a pas faim ? glapissait Abel entre deux lampées de soupe, d’une voix tonitruante, faite pour franchir les vallées ou arracher les bœufs à leur somnolence.

— Non, non, j’ai pas faim », répondait Samuel, qui ruminait dans son fauteuil en faisant semblant de lire la bible ; le pli de dégoût que lui avait laissé la cicatrice sur sa lèvre supérieure apportait à ce manque d’appétit une certaine plausibilité, malgré son ventre et ses joues de curé. A ce moment-là, la mère trouvait toujours quelque chose à faire dehors ; elle tâtait dans la poche de son tablier le petit carnet qui né la quittait jamais, et sur lequel elle inscrivait ses recettes et ses dépenses clandestines en abréviations mystérieuses :

C.S. d.B.M. 118. B. 200.

Ch.b. d.C. 80. E. 150.

Fr.3/12 360. P. 150.

D. 160. D. 100.

R. 118.

5/9

qu’il aurait fallu lire ainsi :

Champignons Serre du

Bon Matin 118 Boucherie 200.

Châtaignes bois des

Carbonières 80. Epicerie 150.

Fromages

3 douzaines 360. Pharmacie 150.

Divers (la resquille) 160. Divers 100.

Reste (le bénéfice du

mois) 118.

Mai 1949

Egalement, elle y notait pêle-mêle des recettes de cuisine économiques, les dates où elle effectuait ses semis, les lunaisons qui lui avaient paru les plus propices, ainsi que toute une comptabilité de pots de confiture au raisiné (qui ne lui coûtait pas un centime : les raisins provenaient de la treille) et de sachets de champignons séchés, provende qu’elle entassait pour la vente ou les mois difficiles dans une cantine fermée à clef au fond du grenier. Evidemment, la côtelette grillée qu’elle venait de préparer à « Samuel » lui pesait un peu sur la conscience quand elle voyait son autre fils s’inquiéter pour la santé de son frère, alors qu’avec le travail qu’il fournissait, c’est dans son estomac de bûcheron qu’une bonne demi-livre de viande n’aurait pas été de trop ; aussi était-elle toujours mal à l’aise à l’heure du souper, et craignant d’être trahie par l’odeur d’une cuisine qui n’avait qu’un lointain rapport avec les châtaignes bouillies qu’elle leur servait (bien qu’elle ait eu la précaution de tourner ses sauces ou de faire griller la côtelette au grand air, sur la charbonnie abritée d’un auvent où elle mettait sa lessive à bouillir), ou même s’imaginant qu’on allait lire sur sa figure la composition exacte des repas de Samuel, l’argent dépensé depuis des mois pour cette nourriture, et toutes les acrobaties auxquelles elle ne cessait de se livrer pour obtenir cet argent, elle s’éclipsait comme une souris et essayait d’oublier ses remords et d’apaiser ses inquiétudes en allant traire ses chèvres.

Le mois de juin arriva, remplissant le cirque d’une chaleur moite et bourdonnante de mouches, exaspérant les sèves qui firent bouillonner presque d’un coup la verdure des hêtres ; c’était un temps pouilleux et gras, de grisaille aveuglante à travers quoi s’effaçaient les horizons et s’aplatissaient les perspectives. Dès le matin, le ciel sans profondeur prenait une teinte rance, avec ce très léger tremblement qu’on observe au-dessus des marais par grosse chaleur ; l’éclat louche et huileux des schistes faisait peser sur le vaste entonnoir une continuelle atmosphère d’orage. Tous les insectes semblaient frappés, de stupeur, à l’exclusion de ces mouches que l’émanation de lessive et de poisson d’eau douce des grands halliers excitaient autant que la pestilence des charognes. Pas le moindre souffle d’air, aucun oiseau pour pépiller sur les éteules – sauf des corbeaux qui dérivaient lentement à la verticale des falaises contre lesquelles se répercutaient leurs cris préhistoriques, et qui s’abattaient sur les carcasses d’arbres morts pour méditer pendant des heures sur ce monde solaire loqueteux.