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Joseph ne pouvait plus se supporter entre quatre murs ; il se sentait bizarre et oppressé dès qu’il se réveillait. Le matin, il n’avait qu’une hâte, c’était de sortir, de quitter cette maison dont les murailles épaisses, malgré la fraîcheur qu’elles entretenaient, ajoutaient encore à son impression d’étouffement. Il y avait aussi la présence de sa mère, continuellement dans son dos, à le choyer et à le surveiller, et qu’il ressentait maintenant comme une présence malsaine. Il passait des nuits très agitées, qui ne lui apportaient aucun repos, et sans doute les rêves qu’il faisait étaient-ils pour beaucoup dans l’impression de malaise que cette femme lui causait : il rêvait qu’une belle jeune fille s’allongeait sur son lit, tout contre lui, et posait sa bouche charnue sur la cicatrice de sa lèvre mutilée. Naturellement, cette situation exquise le mettait dans tous ses états, au point qu’il éprouvait dans son rêve une extraordinaire sensation de réalité, sans aucune déformation onirique, avec la pression des seins contre sa poitrine, l’odeur de chèvrefeuille des cheveux et la tiédeur de l’haleine sur sa figure, qui le bouleversaient tellement qu’il en avait les nerfs tout veloutés de plaisir, et soudain, il s’apercevait avec horreur que cette jeune fille devenait sa mère, et elle se putréfiait aussitôt entre ses bras. Ou bien, toujours en rêve, étant enfermé dans le grenier, d’où il n’était possible de fuir que par une issue, il entendait quelqu’un ou quelque chose monter lentement les escaliers ; la porte s’ouvrait, et derrière, une silhouette se tenait immobile, couverte d’un voile noir de la tête aux pieds, et bien que ne voyant pas le visage, il savait que c’était celui de sa mère, et qu’elle lui apparaissait en deuil pour lui annoncer qu’il allait mourir ; quelquefois, ce n’était pas sa mère qui attendait derrière la porte, mais cette chose qu’il redoutait tant : un cercueil debout et entrouvert, avec, dedans, l’innommable putréfaction à sa poursuite. Il se réveillait en hurlant et croyait sentir l’odeur suspecte autour de son lit. Un autre rêve revenait assez fréquemment : il était accroché dans le vide au sommet des falaises, retenu par la main de sa mère, et tout à coup, il tombait, tenant toujours cette main, qui s’était détachée du bras, agrippée dans la sienne comme une vulgaire patte de poulet. En tout cas, sa mère lui apparaissait toujours vêtue de noir, soit en pleurs, soit avec des fleurs à la main, immobile et spectrale, incarnation de la mort et prophétesse du malheur.

Avant que la chaleur, dehors, ne soit accablante, il boitillait jusqu’aux premiers châtaigniers surplombant les bâtiments de la ferme, tout de suite en nage car désormais le moindre effort l’essoufflait et lui ôtait rapidement ses forces, et là, assis contre un arbre, sa béquille dans l’herbe et sa bible purement emblématique sur les genoux, il contemplait avec hébétude les toits gris de Maheux à ses pieds, où là lumière terne glissait sans éclat, les pentes d’en face, qui semblaient déverser sur eux, par un effet d’écrasement des perspectives, les lourdes roches de leurs éboulis, et cette alliance sauvage de rocailles et de toits concassés donnait à son malaise d’étranges prolongements, comme s’il avait la fièvre, ou le délire et que tout ce qui l’entourait devînt une source d’angoisse – son angoisse même.

A ces moments-là, l’éventualité de demeurer ici toute sa vie lui était intolérable. Instinctivement, son regard plongeait vers le petit cimetière, cent mètres au-dessous de la ferme, et dans le flamboiement du jour, dans ce silence des pierres qui descendait le long des pentes et faisait bourdonner dans ses oreilles la rumeur inquiétante du sang, devant cet écrasement des perspectives, cette platitude du décor (il aurait pu toucher de la main les hêtres du versant opposé, alors que, l’an dernier encore, la distance qui l’en séparait lui paraissait beaucoup plus vaste), devant ce déversement d’énormes rochers sur les toits qu’ils écrasaient de leur domination séculaire, et qui ressemblaient à une excroissance sécrétée par une maladie minérale (et peut-être les hommes n’étaient-ils qu’une maladie minérale), devant cette folie de la vie dans ce désert en feu, ces gros lézards verts dont la marche mécanique et maladroite rappelait brutalement que pendant deux ou trois cents millions d’années, les grands sauriens avaient été parmi les véritables maîtres de cette planète, son angoisse devenait encore plus menaçante, un étau bloquait sa respiration, des douleurs vives circulaient à travers son ventre, une poigne maligne le serrait à la gorge et accélérait les battements de son cœur ; une singulière lucidité, subtile et vénéneuse émanation des malaises qui la précédaient, lui montrait tout à coup que sur tout ce qu’il avait sous les yeux, y compris lui-même, s’étendait le règne placide, implacable, d’une monstruosité universelle dont l’horreur dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer : tout se passait comme si la création se retournait contre elle-même pour se dévorer à grands coups de mâchoire, par une rage de néant qui n’arrivait jamais à se satisfaire, car la fatalité universelle fournissait à cette fureur une matière inépuisable à dévorer ; il n’y avait qu’une seule et unique vérité : c’était ce travail discret qui s’accomplissait là-bas sous la terre, dans ce petit carré grouillant d’orties. Tout le reste : fumée !

Un matin, cette angoisse le mena si loin qu’il crut sa dernière heure arrivée, et qu’il se mit à pleurer ; des larmes de peur, coulant sur son visage crispé, tandis qu’il se mordait les doigts pour ne pas crier.

« Les mouches mortes infectent et font fermenter l’huile du parfumeur ; un peu de folie l’emporte sur la sagesse et sur la gloire » (L’Ecclésiaste).

L’après-midi, pendant l’heure de la sieste, il se réveillait en sursaut, sous la force d’une idée qui faisait violemment irruption dans son esprit complètement désarmé par la somnolence (et il aurait fallu épeler cette idée en énormes lettres majuscules occupant tout le champ de la conscience) :

QU’EST-CE QUE DIEU

VENAIT FAIRE LA AU MILIEU.

Il restait là, dans la pénombre de la chambre, ahuri, dressé sur les coudes, son cœur battant la chamade, pareil à une bête à qui on vient d’assener un coup derrière les oreilles. Les mots diminuaient d’importance, l’idée se recroquevillait et retrouvait sa place parmi d’autres idées qui refaisaient surface et lui restituaient ses dimensions normales : qu’est-ce que Dieu venait faire là au milieu : ça ne tenait vraiment pas le coup.

Le fait qu’il existe des prêtres, des pasteurs, accusait encore un moment le choc de cette pure absurdité remontée des profondeurs. Et puis, par simple contamination, qu’il soit pasteur lui-même lui semblait ennuyeux et saugrenu.

Il errait tout l’après-midi avec sa béquille dans l’air visqueux qui huilait le visage et laissait les poumons à la limite d’une légère asphyxie – l’impression de respirer le peu d’oxygène contenu dans cette liqueur épaisse, juste assez pour ne pas s’étouffer – les mains gonflées, le front luisant d’une sueur graisseuse, sentant le regard de sa mère lui peser comme une gêne aux épaules depuis la grotte plus fraîche de la cuisine où elle se tenait embusquée comme une araignée au fond de sa toile.