Accroupi sur l’aire, dans la poussière et l’herbe rôtie, il construisait de petites tours de pierre, les bourrait de cette herbe sèche, y mettait le feu et se repaissait avec avidité du spectacle de la fumée qui s’échappait par les interstices. Alors, avec la précision d’un coucou que l’heure fait surgir de sa boîte, et qui l’agaçait suprêmement, sa mère écartait le rideau pour les mouches et apparaissait sur le seuil ; elle venait vers lui dans cette chaleur épaissement sucrée par les menthes sauvages à quoi s’ajoutait l’odeur plus suffocante des genêts. Il ne pouvait plus supporter cette manière qu’elle avait de marcher en traînant les pieds, ni cette main noire, rêche qu’elle lui posait sur la nuque ou sur les cheveux, ni cette voix usée, un peu geignante, qu’elle prenait pour lui dire (et qui correspondait si bien à ce frottement fatigué des pantoufles) :
« Mais qu’est-ce que tu fais, mon petit, si ton père te voyait ! »
Oh ! Ce ton de tendre reproche ! Il l’aurait envoyée au diable, si l’agacement, et parfois même une espèce de haine, qu’elle lui inspirait, ne s’était transformé en une atroce pitié, à cause de l’attachement animal qu’il ressentait pour elle.
« Comment veux-tu qu’il me voie ? Et de toute façon, qu’est-ce que ça peut lui faire ?
— Et ta bible, Joseph, ta bible…»
Comme s’il ne le savait pas qu’il s’appelait Joseph ! Ce nom ridicule allait bien avec cette voix brisée et ces grosses pantoufles d’homme d’où sortaient les os maigres de ses chevilles. Sa bible ! Joseph et Sa bible ! Il était seul au monde à posséder une bible. Partout, des gens chuchotaient que le puîné de Maheux se promenait sous les arbres avec LA bible. On n’attendait que lui pour en discuter. Des messieurs importants viendraient le voir exprès de Paris, et la main sur le cœur : ainsi, vous avez lu la bible à votre âge ? Inouï ! On le porterait en triomphe. Juliette Clément, sa cousine de Sète (la jeune fille à la bouche charnue qui dans ses rêves tétait cette humiliante cicatrice lui ressemblait), deviendrait folle de lui.
Il faisait ainsi défiler devant ses yeux bon nombre d’images plus ridicules les unes que les autres, comme on titille une blessure douloureuse, ce qui ne manquait pas de le porter au comble de l’exaspération : c’était la jouissance, amère de connaître ses limites, et de se vautrer dans sa propre ânerie. Pauvre femme ! Il regardait ce visage anxieux et consterné penché vers lui, cette peau curieusement fine pour une paysanne, ses yeux toujours un peu mouillés d’un petit peu d’eau, cette tête de fourmi aux os fragiles, qu’on avait l’impression de pouvoir écraser dans la main comme une noix, et dont il savait très bien qu’il occupait toutes les pensées.
« Eh bien quoi, ma bible, ma bible… Tu vois bien que je réfléchis.
— Mais tu risques de mettre le feu, voyons. » Ces paysans et leur hantise du feu ! Il serait bien content que tout brûle, lui, qu’il se produise un événement qui bouleverse sa vie sans qu’il ait besoin de se creuser la cervelle du matin au soir !
« Mais non, mais non, laisse-moi tranquille, puisque je te dis que ça ne risque rien. Allons, si tu y tiens, va me chercher de l’eau, maintenant. »
Et elle allait lui chercher de l’eau, traînant les pieds, voûtant le dos, les bras ballants, se répétant en elle-même : mais pourquoi fait-il ça, il risque de mettre le feu, son père serait fou s’il le voyait, pourquoi fait-il ça, est-ce qu’il n’est pas malade, et si le docteur le voyait en train de faire ces bêtises, et si le pasteur le savait… – partagée entre l’inquiétude qu’il ne « réussisse » pas, et l’espoir secret qu’un comportement aussi bizarre fût précisément un de ces signes auxquels on reconnaît les destins exceptionnels.
9
Seul, sur le petit causse de Ferrières, le Taciturne avançait en suivant le bord de la draille pointillé d’un vestige de mur, dans ce brouillard très épais qui va en s’illuminant et qui annonce souvent les chaudes journées de septembre ; malgré la tombée rapide du crépuscule, ce sont peut-être ici les plus belles de l’année. On dirait que la terre, accablée de soleil pendant des semaines de chaleurs brutales, profite des premières douceurs de l’arrière-saison pour dégorger tout le miel de cette chaleur accumulée en elle. L’air rouge et gras a le goût de la pulpe des fruits ; on sent y couler dedans l’odeur des treilles, comme du sirop.
Oui, il ferait certainement très chaud, aujourd’hui : bien que le brouillard masquât encore complètement le soleil, le vieux montagnard, en marchant, transpirait comme au plein de l’été.
Il avait quitté Maheux à la fine pointe du jour, équipé de son légendaire fusil à piston et de sa gibecière, où ballottait déjà un geai qu’il venait de tirer, à peu près le seul gibier que cette pétoire archaïque soit capable d’atteindre, pour rejoindre à Mazel-de-Mort toute une bande de chasseurs que réunissait chaque année l’ouverture de la chasse : Despuech, chez qui se déroulaient d’ordinaire les agapes traditionnelles, Boutonnet, de Barre-des-Cévennes, qui parlait d’une voix exténuée et semblait toujours accablé de maux irréparables, les frères Roux, de Saint-Julien, cramoisis et asphyxiés, comme tous les mangeurs de cochon, Sauveplane, de Florac, avec son trou près de la tempe, qu’il avait écopé dans la Marne, et où l’on voyait battre son pouls à fleur de peau, deux ou trois jeunes loustics, également de Florac, que la possession d’un « Robuste » à plusieurs coups enivrait, et qui éliminaient leur ivresse en étoilant les panneaux de signalisation ou de chasse gardée, enfin quelques vieux roublards qui venaient là uniquement pour se farcir la panse : ceux-là n’avaient besoin ni de fusil, ni de chien, ni d’ouverture, ni de permis pour remplir leur gibecière ; du premier janvier à la Saint-Sylvestre, ils arpentaient les bois, écumaient les torrents et fournissaient la plupart des restaurants de la région de tout ce qui pouvait se dépouiller, se plumer, se vider, se confire, se mettre au four, à la broche, en sauce ou en conserve.
Et puis, ce soir, la fête finie, Reilhan ramènerait à Maheux le cheval que lui prêtait son ami au moment des labours ou des semailles d’automne : à partir de demain, et pour quinze jours, il naviguerait avec l’animal au large des hautes pentes, fouillant la terre, les bras tirés par l’araire, trouvant parfois dans la fatigue, la sensation que c’était de ses propres muscles qu’il arrachait les mottes et ouvrait le sillon. Mais cette fatigue lui était bonne ; il ne se lassait pas de Voir s’écarter devant lui ces deux lèvres de terre rougeâtre qui, lorsqu’il avait plu peu de temps avant, étaient aussi lisses et aussi crémeuses que s’il les avait tracées dans le beurre. Il aurait continué à labourer ainsi jusqu’au fond des horizons, pour le seul plaisir d’entendre cliqueter les fers du cheval parmi les pierres et de sentir tressauter jusqu’à ses épaules ce bec luisant et propre où se concentrait toute la puissance de ses bras multipliée par celle du cheval. Il n’aurait jamais osé avouer à quiconque que le meilleur de sa récolte était là. Il ne se demandait même pas si celle-ci serait bonne ou mauvaise, meilleure ou pire que la précédente ; ce genre de souci n’avait jamais altéré le sentiment de plénitude, l’âpre soulagement qu’il éprouvait à joindre son effort à celui du cheval pour défoncer le derme stérile des éteules, à faire bouillonner cette surface rôtie, craquelée, hérissée de poils ras et durs, à trancher dans cette croûte morte sous laquelle une vie silencieuse et captive attendait l’air, la pluie et le soleil pour s’élancer de nouveau dans de frêles tiges tremblantes que le vent de printemps ondulerait, six mois plus tard, lorsqu’elles commenceraient à roussir de la pointe comme le duvet des jeunes chiens.