Tout en suivant la draille à travers le brouillard, grâce au double liséré de pierres rondes qu’elle matérialisait devant lui au fur et à mesure qu’il se déplaçait dans une sorte de halo plus clair dont il restait le centre et qu’il entraînait avec lui, à croire que sa seule présence suffisait à dissoudre cette épaisseur cotonneuse dans un rayon de quelques mètres, il réfléchissait, l’esprit tranquille et démeublé par ce trajet presque machinal qui, au milieu de cette brume sans surprise, laissait libre cours à ses pensées. Il repassait ces moments si satisfaisants de sa vie, que le cycle des saisons livrait périodiquement au ciel vaste et aux grands espaces, à cette navigation hauturière fouettée d’embruns et de vent ou aveuglée de soleil – cette vie qu’il n’avait finalement jamais consenti à trahir ni à perdre. C’était pour cela qu’il avait tenu bon, pour cela qu’il n’avait pas voulu partir, qu’il n’avait pas voulu vendre, qu’il avait écrit à ce bonhomme de la ville, sans rien dire à personne, pour casser la vente. Si un jour la mère apprenait cela, elle ne le lui pardonnerait pas. Oui, bien sûr, il y avait ce retard qu’il n’arrivait pas à combler, cette course harassante après la saison, dont il n’était jamais parvenu à épouser le rythme, les récoltes à moitié perdues, la terre emportée par les orages, et qu’on était obligé de remonter dans des paniers, les pentes raides à dévaler et a gravir du matin au soir pour engranger le foin ou garnir le bûcher, il y avait la tristesse du soleil et la solitude du cœur, le silence du monde, l’incertitude de l’avenir, il y avait la pauvreté, cette pauvreté qui habitait chez vous de la naissance à la mort comme une compagne fidèle et que vous finissiez par aimer, cette pauvreté de la terre, de la table, des vêtements, cette pauvreté des gestes et des mots, cette pauvreté que tout le monde haïssait, refusait avec rage. Eh bien quoi, la pauvreté ? Vous avez tous ce mot-là à la bouche. Comme s’il ne vaut pas mieux manger une cèbe assis devant sa porte et en étant un homme libre, que de se nourrir de langouste en prison ; car enfin, ne me dites pas que ces gens-là ne sont pas en prison. Ne me dites pas que ces gens-là sont heureux. Ils ont beau être habillés comme des milords, rouler en voiture, aller au cinéma, faire des tas de trucs extraordinaires, ils ont l’air triste, ils sont toujours malades, ou en colère après quelqu’un : ils se battent pour un oui ou pour un non, des guerres et des révolutions en veux-tu en voilà ; quand on les voit marcher dans la rue, collés les uns contre les autres, on se demande où ils vont, en tout cas ça n’a pas l’air de leur faire plaisir, d’aller là où ils vont et de faire ce qu’ils font, et c’est peut-être pour ça qu’à la fin ils se battent. Ils se battent parce qu’ils s’ennuient, et ils veulent qu’on aille se battre à leur côté : ils n’ont qu’à se battre tout seuls si ça leur chante : est-ce qu’ils s’intéressent à nous, le reste du temps ? L’été, on en voit rappliquer quelques-uns par ici, ils se promènent dans la forêt, ils laissent traîner des papiers gras, des fois ils mettent le feu, et ils disent en regardant les montagnes : Que c’est beau, ah ! que c’est beau ! Qu’est-ce que ça veut dire, c’est beau ? Ils disent n’importe quoi, comme ça, pour montrer qu’ils sont intelligents, et qu’ils ont barre sur nous. Et je te claque les portières de la voiture, et je te donne un coup de frein pour faire de la poussière, et je te prends des photographies, et l’église, et le cheval, et la fontaine, et les moutons, et la bergerie, et le berger, et je te grimpe à travers la montagne, et je te couche sous la teste. Et au bout de deux jours de pluie, je te fais les valises et je te décampe ; des foulards autour du cou, des lunettes sur la figure, et des livres sous le bras : des rigolos, quoi. Toujours le feu aux trousses, à courir à droite et à gauche, et madame a la migraine, et elle préféferait descendre au bord de la mer, eh bien, allez-y, au bord de la mer, pour manger du sable et vous faire griller comme des sardines, attraper des maladies…
Il aperçut, à demi noyé dans la brume, la silhouette d’un berger, immobile au bord de la draille, dans sa cape noire qui le faisait ressembler à un petit sapin ; le berger grandit, et devint justement un sapin. Il fallait rebrousser chemin : il n’y avait pas de sapin avant l’embranchement pour Mazel-de-Mort ; trompé par la brume, il avait dû passer celui-ci sans y prendre garde. Enfin il trouva le sentier au bout d’une centaine de mètres. Des culs-blancs s’envolaient à son approche, filant en rase-mottes pour se poser un peu plus loin sur des pierres. Mouillés par le brouillard, les buis dégageaient une odeur amère et médicamenteuse.
Demain, certainement, il commencerait par labourer la Grand-Terre, une parcelle accrochée là-haut, au bord du plateau, perdue en plein ciel et proche des nuages, soulevée par un mouvement de terrain qui vous jette avec le cheval d’un coup dans le vent du large ; c’est une terre argileuse, à la peau racornie, et à la chair poussiéreuse, toute cliquetante de ces lauzes qu’on entasse une par une et de génération en génération sur un clapier central, mais il en remonte toujours à la surface, comme si l’araire retournait un immense charnier, et qu’on marche sur des os. Le seigle y est court, clairsemé par endroits, là où la pierre forme une chaussée compacte qui affleure au ras du sol. On y trouve souvent des étoiles de mer, des oursins, des volutes de coquillages frappés dans le calcaire comme des médailles – par les mers antiques, à ce qu’il paraît. A l’autre bout du champ, vers l’intérieur du plateau, un vieux mastaba servait dans le temps d’abri aux bergers ou aux chasseurs qui ont inscrit, avec des bouts de bois brûlés, leurs noms sur les pierres jusqu’au sommet de la voûte, à travers laquelle brillent des débris de ciel. Certaines de ces inscriptions remontent au début du siècle dernier, au moment des guerres de l’Empire. Au chaud du jour, on mange un morceau de fromage à la fraîcheur de cette voûte, le dos contre les lourdes dalles froides ; dehors, c’est la grande lumière tremblante qui brouille l’horizon, bleuit les montagnes, attise les insectes ; on attend encore un peu en buvant de temps à autre une lampée de piquette, puis on serre la bouteille au frais, sous des chiffons au fond du sac, et on repart à travers la fournaise sirupeuse, et de nouveau les sillons vous enlèvent vers la cime de la croupe, dans un sillage de mouches et d’odeurs violentes que le cheval laisse derrière lui, les flancs laqués de transpiration et la bouche blanchie d’écume.
Tout à coup, dans une combe éloignée, on entendit des chiens aboyer de cette voix anxieuse et précipitée qu’ils ont pour lever le gibier ; presque aussitôt, deux coups de fusil claquèrent sans écho, absorbés par le brouillard.
Le sentier se mit insensiblement à descendre ; des hêtres en boule étendaient leurs branches basses sur le gazon feutré de la pente. La brume perdait peu à peu de sa consistance ; par endroits, il n’y en avait presque plus ; alors s’ouvrait une zone où les choses apparaissaient avec une netteté surprenante, un relief inhabituel. Puis elle s’épaississait de nouveau et engloutissait tout, laissant une petite clairière où la vue ne portait qu’à quelques pas. Enfin tout ce gris vira au jaune, s’illumina, et sur son visage ruisselant de transpiration, Reilhan perçut la tiédeur du soleil ; au bout d’un lacet du sentier, il déboucha du bois où le brouillard se retirait lentement et se trouva en pleine clarté.
Devant lui, dans la lumière matinale légèrement voilée, se déployait un vaste panorama de montagnes enchevêtrées et couvertes de forêts, avec, contre les versants les plus proches, l’éclat luisant et argenté des toits d’ardoise, semblables à des écailles de poisson. La murette de granit encore mouillée qui courait le long du sentier fumait au milieu des orties, et il n’était pas une touffe d’herbe à laquelle ne s’accrochât une petite toile d’araignée perlée de gouttelettes qu’irisaient à contre-jour les rayons obliques.