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Dans les sous-bois qui retrouvaient maintenant la profondeur de leurs échos, des coups de fusil partaient, révélant cette profondeur. Les chiens, fous de désir, jappaient dans l’aigu, d’une manière déchirante.

Lorsqu’il aperçut les toits de Mazel-de-Mort en contrebas d’une grande prairie cernée de bois, Reilhan enjamba la murette et coupa à travers les genêts ; leur odeur chaude et âcre prenait à la gorge et peut-être était-ce la première fatigue du matin et le fait d’avoir marché si longtemps à jeun qui rendait cette odeur si forte et si entêtante. Il s’arrêta un instant les pieds en travers de la pente pour essuyer son front ruisselant et, posant son fusil dans l’herbe, il eut en se redressant un éblouissement ; des petits points noirs s’affolèrent devant ses yeux dans toutes les directions. Il regardait stupidement autour de lui, comme s’il était étonné d’être là.

Les genêts commençaient doucement à frire ; on voyait, à l’entrée de la ferme, sur un terre-plein gazonné, quatre ou cinq voitures arrêtées au milieu de vieilles machines agricoles plus ou moins délabrées, et dont les timons pointés vers le ciel évoquaient des canons antiaériens. Par-dessus le marché, il y avait un gros oiseau aux ailes en accent circonflexe, menaçantes, qui décrivait de grands cercles au-dessus des toits, intéressé par quelque proie minuscule ; peut-être les timons allaient-ils ouvrir le feu sur lui ? Au moment où il se baissa pour ramasser son fusil, Reilhan eut, pendant un instant, la sensation bizarre, brusquement dépaysante, d’un embrouillement des époques, d’un mélange très singulier, captivant, des affûts de chasse et des matins de guerre où les hommes patrouillaient le long des bois blanchis par le givre ou entre les terres à betteraves, boueuses et tristes, faites exprès, semblait-il, pour subir les dommages de la guerre, pour servir d’entonnoirs aux obus et de tranchées aux cadavres. Si forte était son impression, si curieux il était d’en suivre les progrès en lui, au point de se croire habillé de vêtements militaires, qu’il ramassa son fusil et parcourut les trois cents derniers mètres sans même s’en rendre compte. L’odeur du café chaud qui soufflait par la porte entrebâillée de la cuisine vint encore ajouter à tout cela une confusion supplémentaire : quand il pénétra dans la pièce basse de plafond, encore assez sombre et mal éclairée, il n’eût pas été autrement étonné que le brouhaha des conversations, le choc de ferblanterie des bidons dans les sacs, le claquement sec et précis des culasses que les jeunes gens manœuvraient martialement, eussent été ceux d’une patrouille partant pour les avant-postes dans la forêt des Ardennes, un matin de l’hiver 1940. C’était d’autant plus étrange qu’on était aujourd’hui le 10 septembre, et que cela faisait exactement dix ans, jour pour jour, que cette aventure ahurissante, dont il n’avait jamais très bien compris les tenants et les aboutissants, avait débuté pour lui, ainsi, d’ailleurs, que pour la plupart de ceux qui se trouvaient présents ici ce matin ; après avoir serré quelques mains et bu une tasse de café, il sentit son impression se dissiper, et, à sa propre surprise, en eut de la nostalgie, une vague tristesse, un peu d’ennui à l’idée qu’une journée de chasse se terminerait obligatoirement dans un lit – comme si, d’une véritable journée de guerre, on eût attendu quelque chose de beaucoup plus important ; comme si rien ne pouvait remplacer la merveilleuse impression de liberté, d’irresponsabilité, d’appréhension, bref : d’incertitude, qu’il venait de ressentir à travers ce flottement de la réalité actuelle sur la montée mystérieuse des souvenirs.

« On n’attendait que toi, dit Despuech en lui posant la main sur l’épaule ; maintenant, allons-y, la journée sera rude.

— Oui, oui, la journée sera rude », dit Reilhan en se levant, les jambes un peu lourdes ; et de nouveau, étonné d’être là, un peu étourdi par la chaleur du fourneau, l’odeur des sauces et de venaison qui épaississait l’atmosphère, le bruit des chaises qu’on tirait et le raclement des pieds, il répéta machinalement, d’une voix qui semblait ne pas lui appartenir tout à fait :

« Oui, la journée sera rude. » Au moment où il allait passer la porte, Despuech l’arrêta par le bras.

« C’est à propos du cheval, dit-il, j’ai quelque chose à te dire ; quelque chose d’important pour toi. Nous en parlerons ce soir.

— Ah ! bon, dit Reilhan, et pourquoi pas maintenant ? Si c’est quelque chose d’ennuyeux, j’aime autant le savoir tout de suite. »

Despuech gonfla les joues et pouffa de rire. « Oh ! Oui, alors, quelque chose de rudement ennuyeux…»

Il lui tapa sur l’épaule et continua à s’esclaffer. « Sacré Reilhan ! Toujours dans la lune, hein ? Et tu crois que les autres font comme toi ? Allez, zou, en avant ! Ce soir, quand on sera tranquille, on reparlera de tout ça. » Et il le poussa dehors ; pendant ce temps, Marie-la-Noiraude, sa fille, faisait un vacarme de tous les diables avec sa vaisselle ; elle paraissait furieuse. C’était une petite femme maigre, de peau sombre et l’air revêche, mais qui, à ce qu’on disait, abattait le travail d’un homme. Une fois que tout le monde fut sorti, elle claqua la porte et revint à son fourneau en haussant les épaules.

Les hommes rentrèrent vers une heure de l’après-midi, par une chaleur presque torride, sous un soleil de plomb. On était en droit d’espérer de belles journées d’automne d’un ciel si pur et si calme ; on avait entendu partout grésiller les alouettes au-dessus des labours.

Après avoir accroché leurs fusils au râtelier et empilé les pièces tuées sur le coffre à pain, les hommes allèrent se laver les mains dehors, dans une auge où arrivait une eau glacée captée au sommet de la prairie, au milieu d’un nid de joncs, et conduite jusqu’à la ferme dans des troncs de mélèzes évidés et moussus ; cette source qui coulait sans défaillance été comme hiver faisait la fierté de son propriétaire et l’envie de tous, dans une région où l’on était obligé dans la plupart des cas de compter sur le ciel pour remplir les citernes. Le trop-plein de cette eau alimentait une mare artificielle dont les bords colmatés de glaise étaient criblés de trous par les moutons ; et il y en avait encore assez pour arroser le carré de légumes d’un courtil où régnait le soleil entre des murs de pierres rondes. Des fleurs garnissaient des plates-bandes, également bordées de granits ronds, sous les fenêtres.

Pour les Reilhan, cette ferme représentait une sorte de paradis terrestre, et Despuech en était le Dieu bienveillant : il était évident que sans son aide, ils n’auraient même pas pu survivre. Chaque fois qu’il se trouvait à Mazel-de-Mort, Reilhan se sentait aussi emprunté qu’un vilain en visite chez son châtelain ; à peine s’il osait s’asseoir, malgré l’amène jovialité que lui témoignait son ami.

Les hommes entrèrent un par un, tirèrent les chaises et s’installèrent autour de la table en silence. Les chiens dormaient déjà dans les coins, assoupis par la fraîcheur des dalles. On but dans des verres à moutarde un pastis à forte saveur de grappe. De temps à autre, quelqu’un parlait d’une voix puissante, qu’on eût dit adressée à un sourd. Certains visages, penchés en avant et éclairés de biais, semblaient recouverts d’un masque d’argile rouge, au-dessus duquel apparaissait une bande de peau blafarde, d’un blanc fragile et malsain, et qui avait l’indécence des parties secrètes du corps dissimulées au regard et inviolées par le soleil.

Debout contre son fourneau, bras croisés, visage inexpressif, Marie Despuech les observait l’un après l’autre avec la froideur d’un acheteur de bestiaux, attendant le bon plaisir de la race des seigneurs pour exercer ses fonctions domestiques ; sur un signe de tête de son père, elle se dirigea vers un bahut sur lequel étaient placés deux grands plats de charcuterie ; elle les disposa au milieu de la table en écartant les verres et les bouteilles avec des gestes brusques, gardant le même visage fermé, servant tout le monde avec un zèle bourru, rongeant toujours on ne savait quel frein, nourrissant on ne savait quel ressentiment à l’égard de l’assistance. Puis elle se remit à son poste d’observation, et les hôtes, dépliant lentement leur serviette et ouvrant leur couteau de la pointe de l’ongle, commencèrent à officier devant les assiettes.