Les enfants mariés, pourquoi ne pas travailler les terres en commun, partager le fruit de la récolte, un genre de kolkhoze, quoi ! Le travail serait plus facile, le rendement amélioré ; on serait heureux. « C’est vrai, dit Reilhan, on serait heureux. » Il essayait de fixer son attention, mais il se sentait de plus en plus distrait, préoccupé, comme si rien de tout cela ne le concernait, et qu’il y eût quelque chose de beaucoup plus important, de beaucoup plus urgent à faire – mais quoi, il eût été incapable de le dire ; dormir, peut-être… Non, c’était plus léger, plus grisant que l’envie de dormir – il était à la fois fatigué et impatient de s’en aller. Une suite ininterrompue de pensées roulaient pêle-mêle dans sa tête, aussi étrangères et indifférentes les unes que les autres, et pourtant, ce cheval, cette terre, l’avenir de la ferme, un peu plus de sécurité pour les siens, qu’y avait-il de plus important pour lui ? Mais derrière cette agitation stérile, régnait une sorte de calme étrange, lunaire, qui l’attirait et lui donnait déjà une merveilleuse impression de repos. Oui, oui, s’en aller, marcher sous le ciel vaste, mettre un peu d’ordre dans ses idées, voilà ce qu’il fallait. Il se leva brusquement.
« Faut que j’aille annoncer la nouvelle à la mère, dit-il, et d’ailleurs, il va bientôt faire nuit. » Dans le brouhaha des conversations, il entendait bourdonner sa voix désagréablement, comme quand on a les oreilles bouchées.
Il était six heures du soir ; le soleil avait quitté la fenêtre et dans la cour déjà sombre, il n’y avait d’illuminé que le sommet du mur de la grange. « C’est la même lumière que là-haut », se dit-il, et, de nouveau, il ressentit le même trouble, semblable à une imperceptible crampe d’appréhension.
« Tu ne vas pas nous laisser maintenant, dit Despuech, il y a encore les oreillettes et le mousseux.
— Ah bon », dit Reilhan, et, docilement, il se rassit.
Du temps que son père allait chercher le mousseux, Marie servit les oreillettes ; elle s’approcha de lui ; elle avait un air à la fois ironique et furieux. Mais elle lui posa rapidement la main sur le bras.
« Un de ces jours, dit-elle, je viendrai voir la mère. Pour parler. »
Et un peu plus tard, sur le pas de la porte, au moment de partir, Reilhan :
« Je te remercie pour le cheval, lui dit-il ; c’est la mère qui va être surprise ! » Et il l’embrassa sur les joues, trois fois.
« Faut qu’on s’embrasse, nous aussi, dit Despuech, et il l’attira contre lui.
— Tout de même, dit Marie, il aurait pu vous accompagner, aujourd’hui, quel sauvage !
— Tu sais bien qu’il n’aime pas la compagnie, dit Despuech, c’est pas toi qui le changeras ; contente-toi de lui avoir mis le grappin dessus. »
Attaché à la porte de l’écurie, le cheval, énorme, tapait du pied, comme impatient, lui aussi, de marcher au milieu des herbes, dans la fraîcheur odorante du soir : l’odeur des prés humides coulait jusqu’à eux. Reilhan saisit le licou de la bête ; elle s’ébranla lourdement derrière lui.
Arrivé en haut du pré, il se retourna, stupéfait d’avoir parcouru tout ce chemin : la ferme était minuscule. Quand elle eut complètement disparu, avalée par un pli de terrain, il fut soudain délivré d’une gêne, avec, enfin, le ciel immense pour lui seul.
« Toi, maintenant, dit Marie à son père en rejoignant leurs hôtes, tâche de tenir ta langue et ne dis rien à ces ivrognes. »
Depuis des années, elle prétendait qu’elle ne voulait pas se marier ; tout le monde pensait qu’avec le caractère qu’elle avait, c’était plutôt les garçons qui n’en voulaient pas.
10
Le jour avait rapidement baissé ; le bois qu’il avait traversé le matin dans l’autre sens était déjà très sombre, mais, plus haut, en débouchant sur le découvert des pentes, il retrouva la clarté du ciel, où tremblait une étoile vers le couchant. Derrière lui, les pierres du chemin crissaient et roulaient sous les fers du cheval ; il n’y avait d’autre bruit que ce lourd et lent martèlement sans écho accompagnant sa marche. C’était pourtant l’heure où commençait à s’élever le chant de tous les insectes nocturnes ; surtout par des soirées si douces. Mais on n’entendait rien – sauf le choc sourd des sabots du cheval qui faisaient trembler le sol et rouler les pierres. Il sentait la transpiration lui couler dans le cou, mouiller son front, qu’elle rafraîchissait en s’évaporant. Soudain, il s’arrêta, croyant qu’il avait oublié sa gibecière chez Despuech. Mais non, où avait-il la tête ? Elle pesait à son côté, pleine du gibier qu’on lui avait donné après le partage – bien que lui-même n’ait réussi à tuer que ce geai, à l’aube ; pendant quelques jours, chez les Reilhan, on ferait bombance. Surtout Abel. Joseph ne mangeait presque rien. Joseph. Il essaya de penser à Joseph, mais, chose curieuse, sans y parvenir vraiment : on aurait dit que l’image du puîné refusait de se former dans sa tête. C’était une impression très singulière : l’impression qu’un coup de gomme discret, mais terriblement efficace, avait effacé définitivement de sa mémoire l’image de son fils. Et même l’idée d’avoir des fils lui paraissait absurde.
Il chemina un bon moment en ruminant d’autres idées aussi singulières, complètement dépaysé, comme si sa conscience s’était trompée de personne en cours de route, et que, sans qu’il y eût pris garde, elle eût émigré dans un autre corps en abandonnant son contenu superflu. Qu’est-ce que cela voulait dire : avoir un fils ? ou avoir une femme ? On n’a rien du tout. Des petits points blancs fuyaient devant ses yeux, avec la vitesse décroissante des balles traçantes.
Au sommet de la côte, il souffla un instant, le cœur affolé par la rude montée. La bouche, pleine de salive gluante et amère, bougeait toute seule au bas de son visage, comme une chose qui aurait eu une vie indépendante. A ce moment, le cheval buta contre une souche ; il se retourna pour le regarder ; quelle bête étrange, tout de même : la tête ressemblait à un étui d’instrument de musique. « Ce cheval m’appartient », se dit-il, mais cette idée non plus n’avait pas de corps. Il avait l’impression de répéter une leçon apprise par cœur et à laquelle il n’aurait rien compris. Il mettait un entêtement d’ivrogne à y revenir dessus et à la remâcher : en vain ; les mots glissaient, paraissaient fuir devant l’effort de sa pensée, qui restait là, stupide, à moudre le vide.
Tout à coup, comme dégrisé, il crut ouvrir les yeux et aperçut devant lui une grande étendue déserte qu’il ne reconnut pas tout de suite ; il eut un instant de panique, tentant de rassembler ses idées, d’arrêter cette chute vertigineuse hors de son univers familier ; probablement s’était-il égaré, l’esprit obnubilé par tous ces phénomènes bizarres, et avait-il quitté la draille sans même s’en rendre compte. Il se rappelait s’être arrêté un instant au sommet du versant pour reprendre un peu de souffle ; ensuite, plus rien : un trou noir. Il avait dû se remettre en marche machinalement, « Mais qu’est-ce que je fais ici, se dit-il, jusqu’où et vers où ai-je bien pu marcher ainsi ? » Sa peur diminuait ; il était surtout ahuri d’être là, dans un endroit inconnu que la lune ascendante éclairait paisiblement. Tout était silencieux autour de lui ; le vent faible, presque tiède, agitait par bouffées caressantes les tiges des graminées au milieu desquelles il se trouvait ; un peu plus loin, montait dans la légère phosphorescence de la nuit l’immense tapis d’un champ couvert d’éteule. Pas un arbre, aucun buisson, rien que ce mouvement de la terre soulevée vers le ciel comme une grande vague lisse sur laquelle glissait la nuit.