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Il se tenait immobile, attentif à cette paix nocturne qui le gagnait peu à peu et lui offrait ce qu’il avait confusément désiré toute la journée : ne penser à rien, se reposer de toutes les fatigues, être délivré des projets, flotter dans cette clarté rêveuse ainsi qu’une barque au fil d’une eau dormante.

Puis, insensiblement, quelque chose s’orienta dans son esprit, et le décor reprit son aspect familier, l’éteule grise sa place habituelle au bord du plateau, le paysage ses profondeurs invisibles. Et en même temps qu’il la reconnaissait, ce fut comme s’il se souvenait du chemin qu’il avait parcouru et qui l’avait amené, inconscient, jusqu’à la Grand-Terre. « Ça y est, je suis arrivé, maintenant, qu’est-ce que je vais faire ? » Mais il n’était pas très important de faire quoi que ce soit. Il avança de quelques pas, sentit craquer les premiers chaumes sous ses pieds ; sa tête était aussi légère qu’un cocon vide. Il sentait une douleur lointaine y battre quelque part son fer rouge ; c’était difficile à localiser. Une seule chose l’intriguait encore : ce bruit qui ronronnait continûment à ses oreilles, semblable au bourdonnement d’une ligne à haute tension.

Une idée enfantine lui vint à l’esprit : monter sur le cheval et se laisser porter vers le sommet de la croupe, pour découvrir, de là-haut, le large des terres. Il se retourna ; le cheval n’était plus là. Il eut une petite angoisse puérile, vite dissipée, avec l’insouciance d’un gamin. « Maman, se dit-il, qu’est-ce qu’on va me passer ! » Il continuait à avancer au milieu du champ ; les grillons se taisaient sur son passage : il n’entendait que ce ronronnement électrique continu. A sa droite, au bout de l’éteule, une ouverture noire, ovale, s’ouvrait dans le brouillard gris des pierres : le mastaba. Comme tout était simple. (Mais pourquoi ne pas y avoir songé avant ?) Dire qu’il avait fallu un demi-siècle pour en arriver là – ou plus exactement, pour en revenir là !

Il se sentait très faible, un peu nauséeux ; ses jambes, rendues insensibles par la fatigue, le soutenaient sans qu’il eût l’impression d’y être pour quelque chose. « La monture est exténuée », se dit-il, et il eut un instant le sentiment que ce corps recru ne lui appartenait plus, et que ce qu’il y avait d’intact en lui se tenait entièrement réfugié au sommet d’un édifice sur le point de s’effondrer. Une fois devant le mastaba, il s’appuya contre le mur, plia les jambes, trouva le sol sous ses reins avec une inexprimable sensation de bien-être. « Eh bien, c’est pas si mal que ça, dit-il à voix haute, avec un petit rire de gorge inquiet. Mais quelle drôle d’histoire, tout de même ! » Un vague sentiment de culpabilité, d’école buissonnière, ternissait légèrement sa quiétude, mais il haussa les épaules, et de ce simple mouvement, se délesta de tous les fardeaux inutiles, tel un aéronaute qui veut s’arracher à la pesanteur.

Pareille à une mer presque immobile, la nuit respirait, poudrée d’une poussière bleue ; son haleine tiède, porteuse du parfum de la terre aromatisée de plantes, lui touchait le visage avec une tendresse sereine et maternelle. Là où n’était pas la lune, des étoiles clignotaient ; elles s’étaient allumées un peu partout dans le ciel, comme les lumières d’une ville quand le soir tombe.

L’éteule déployait devant lui son aire vaste et montante, appelant irrésistiblement l’idée d’un départ, d’un abandon possible de la terre, pour une destination sans fin – pour cette immense cité palpitante située au-delà des siècles. Attendre, là, toujours, mais quoi ? Peut-être le départ figé dans cette longue échine géologique, faite pour accueillir ou lancer quelque chose, évoquant la torpeur attentive d’un quai, d’une rampe, d’un tremplin.

Le sifflement grave au fond de ses oreilles s’apaisait peu à peu ; depuis qu’il était assis, il lui semblait que ses idées devenaient plus claires et plus légères, délivrées d’il ne savait quelle lourdeur. Elles l’effleuraient à peine et le laissaient agréablement disponible. Certaines étaient des souvenirs récents ; elles s’évanouissaient dès qu’il tentait de les capturer, pétales emportés par le vent. D’autres visages avaient subi le même effacement que celui de Joseph tout à l’heure ; impossible de les faire apparaître. Tout ce qu’il avait vécu ces dernières années, et jusqu’à aujourd’hui, lui paraissait lointain, flou, infiniment improbable. Quel chemin parcouru ! Il avait l’impression d’avoir quitté les siens depuis une éternité. Déjà, des étrangers ; ils avaient rejoint cette longue file de visage entr’aperçus au cours de sa vie, et sur lesquels se refermait indifféremment l’eau trouble de la mémoire. On aurait dit qu’ils étaient morts depuis longtemps. Maintenant, il touchait le fond de la mer ; il venait d’arriver à destination. Il n’y avait plus rien à attendre, ni personne. Cette grande nuit ouverte au-dessus de sa tête, et si accueillante, cette lune tranquille dont les taches grises formaient une physionomie qui regardait tristement la terre, ces étendues phosphorescentes, ces pierres blanches devenaient l’immuable décor de sa vie, comme s’il n’avait jamais bougé de cet endroit.

En avait-il seulement bougé ? Il était vraiment perplexe. Comme toute cette agitation pour vivre ou survivre comptait pour peu de chose ! La preuve : il n’en restait presque rien. Furtivement, il revit les petits matins de brouillard dans la Moselle, où les soldats faisaient brûler du mazout au milieu d’une cour de ferme abandonnée, dans des bidons d’huile coupés en deux longitudinalement ; la guerre, les blindés, la débâcle ; son retour, le bonheur mêlé de déception qu’on éprouve à retrouver tout ce qu’on a laissé derrière soi, et qui n’a pas suivi le même chemin que celui que vous lui avez fait suivre en pensée ; l’étrange satisfaction de défoncer la terre pendant des heures, sillon après sillon, pour un gain qui n’était pas celui de la récolte ; mais surtout le silence ; cinquante ans de silence derrière tous ces gestes et toutes ces grimaces ; et aujourd’hui, la conscience de ce-silence. Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?

Brusquement, il redressa le buste en appuyant ses coudes contre le mur du mastaba : un souvenir venait de faire sauvagement irruption, celui de sa mère fauchant le blé avec sa petite faucille, là-devant, à quelques pas du mastaba. « Maman ! », cria-t-il ; sous le nez, quelque chose l’importunait, un filet tiède, qu’il essuya d’un revers de la main. Il se revit assis, là, contre ce même mur, à l’entrée de la capitelle. Il devait avoir trois ou quatre ans, cinq peut-être ; c’était la fin du mois d’août puisque mère fauchait ; je regardais les corbeaux tourner en croassant au-dessus des rochers en forme de tour qui surplombent le cirque ; je fus extraordinairement… comment dire ? Quel étrange moment ! Bizarrement heureux ; mais non, ni sentiment, ni souvenir, c’était autre chose ; il faisait si beau ce jour-là ! Ce bleu profond, les falaises, un vol de corbeaux, et mère, courbée au milieu des épis, voilà ce qu’il y avait derrière cinquante ans de gestes et de grimaces, voilà de quoi était fait ce silence. Non, non, ce n’est pas un souvenir. C’était là, c’était toujours là, comme un commencement inachevé, une graine non germée, une promesse non tenue… Et maintenant, il fallait mourir. Mourir, alors qu’il y avait eu, un jour, CELA.

Il eut un véritable éblouissement intérieur, l’impression qu’une lumière brutale s’éclairait à l’intérieur d’une pièce obscure, révélant les murs nus, le plafond nu, le sol nu : une pièce vide. C’était sa propre tête qui était vide. De plus en plus légère et de plus en plus vide. Et cette lumière aveuglante n’éclairait rien. On revenait à son point de départ au bout de cinquante ans pour découvrir une pièce vide. Un demi-siècle vide, rien dedans, rien dehors, rien nulle part, mais à l’origine, comme une petite touffe d’herbe recroquevillée en plein désert : un gamin assis contre ce mur et regardant flotter des corbeaux au-dessus des falaises. Tout s’était passé comme s’il n’avait entrevu la réalité du monde que pendant quelques secondes. Au détour d’un sillon, parfois, la fatigue aidant, il lui semblait qu’il allait la retrouver. Mais la vie avait été posée sur lui comme une dalle de ciment recouvre les tombeaux.