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Les campements forestiers recommençaient à vivre sous un éclairage encore exsangue, bleuté ; et jusqu’a la tombée de la nuit, ils occupaient tous les bras disponibles. Mais on pouvait bien abattre le même travail, c’était à contre-saison, un pied au milieu des feuilles mortes, l’autre déjà posé sur une longue pente de sommeil. Les jours raccourcis précipitaient les heures, les arbres passaient comme dans un rêve ; leurs branches vides attendaient la neige, noyaient les ravins d’une brume violette où brillaient par endroits des coulées d’argent : après le gel nocturne, les glacis s’égouttaient sur les boucliers rocheux qui encombraient leurs flancs.

Insensiblement, cette diète de froid léger avait assaini les sous-bois pourris d’humidité et la voûte du ciel s’était élargie jusqu’aux limites de l’atmosphère. Aussi loin que portait la vue, depuis les éclaircies ouvertes à travers la forêt par les coupes récentes, apparaissait un moutonnement désertique et sans relief que le soleil ne parvenait pas à colorer, bien qu’aucun nuage ne fût visible : le ciel se figeait et devenait vitreux comme la surface prise d’un étang.

Au moment de la pause, quand les feux de brindilles vertes crachant leur sève au centre des clairières avaient rassemblé des groupes de forestiers qui s’asseyaient sur les souches en tirant leur couteau, l’air qu’on respirait gardait au contact de la terre dure et purgée sa sécheresse grisante du petit matin ; il attisait le sang avec la force d’un alcool très pur. Dans le silence des bois où rien ne bougeait et au-dessus desquels les fumées des chantiers s’immobilisaient en nappes vaporeuses, les coups d’une hache solitaire retentissaient sous de hautes futaies aussi sonores que la nef d’une église. Mais des le début de l’après-midi, on sentait un fluide âpre qui pénétrait la moelle monter du sol, et la lumière pauvre s’appauvrissait encore davantage.

Un soir de la dernière semaine de novembre, alors que les raides accélérations des tronçonneuses à essence (c’étaient les premières de l’époque) s’enrageaient encore sous les couverts avec des pétarades de moto-cross, les feuilles sèches tout à coup se mirent à grésiller : c’était une multitude de petits flocons qui sautaient de tous les côtés, semblables à du grésil, du reste. De plus grosses touffes ne tardèrent pas à cribler l’espace couleur d’anthracite ; elles descendaient lentement, aussi lentement que de l’ouate, et se posaient sur le sol avec délicatesse.

Le Haut-Pays venait de basculer dans les mois obscurs : malgré l’intense luminosité de certaines journées d’hiver, quand le paysage de neige étincelle sous le bleu éclatant du ciel, les vieilles bâtisses restent sombres, plongées dans un déclin de jour perpétuel où chaque instant porte la noirceur d’un froid de cave. Ce n’est pas que les gens d’ici soient particulièrement frileux : il en est qui se flattent de laisser la porte grand ouverte lorsqu’il gèle à pierre fendre ; ni que tous les hivers ramènent obligatoirement des températures sibériennes. Mais la plupart de ces bories aux murailles de forteresse sont enfouies au plus profond des combes, ou tapies dans quelque trou ; à peine si on aperçoit leurs lucarnes au ras du plateau ; les pièces du rez-de-chaussée, presque toujours pris dans le flanc de montagne, ou adossé contre le versant le mieux abrité de la cuvette, ont le mur du fond construit à même le roc, dont on voit par endroits se renfler l’échiné. Ce sont ces renflements enveloppés dans la maçonnerie, qui, à longueur d’année, imprègnent la maison d’une atmosphère rébarbative où le froid n’est pas seul en cause ; on retrouve la même âpreté dans le paysage et dans le climat. Peut-être même d’ailleurs dans la race.

2

POUR Samuel Reilhan, tout a commencé un certain soir de novembre, en 1948, l’année où sévirent ces grands froids, précisément. En réalité, il s’appelait à ce moment-là Joseph Reilhan, tout bonnement.

C’est un adolescent un peu gras pour son âge et pour sa race ; cela fait deux ans qu’il a quitté la communale et qu’il travaille la terre avec ses parents. Travailler la terre est une façon de parler : dans cette région, c’est le désert qu’il faudrait dire ; mais nous y reviendrons.

Le voici pour l’instant en train de couper du bois et de fagoter en compagnie de son père et de son frère aîné, dans un hêtraie du côté de la can de Ferrières, entre Saint-Julien-d’Arpaon et Barre-des-Cévennes – un des endroits les plus solitaires de ces montagnes : il faut y aller.

Depuis trois semaines, la campagne d’hiver est menée à une allure d’enfer. Tout annonce une de ces neiges précoces qui tiennent jusqu’au printemps : les bois trop silencieux, où pas la moindre feuille ne bouge ; les corbeaux qui attendent à la cime des arbres morts, et qui eux non plus n’osent pas bouger, comme s’ils étaient empaillés ; le ciel sans mouvement, plafonné de déplaisantes volutes floconneuses telles qu’on en voit se former à la surface de la lessive sale ; la sécheresse stérile de l’air, dont le mordant semble cependant s’adoucir : on dirait que le froid perd ses aiguilles et se feutre. Il y a enfin l’épaisseur anormale des pelures d’oignon, ainsi que la disparition de je ne sais quel oiseau, qui devrait être encore par ici, mais qui a pris bel et bien le large… Tout le monde se rappelle l’hiver de 1882, celui où l’on avait aperçu, ou cru apercevoir quelques loups dans les parages : les choses s’étaient présentées exactement de la même façon. Cette immobilité générale ne peut rien présager de bon.

Loups ou pas, on a pris le taureau par les cornes ; il s’agit de gagner de vitesse une interminable mauvaise saison dont on ne voit jamais la fin et qui survient toujours trop tôt ; pendant laquelle en tout cas on sera obligé de faire feu de tout bois : à travers les coupes forestières dévastées, les haches voltigent et les scies se démènent dans un carnage de branches quand, le dernier vendredi du mois, vers quatre heures de l’après-midi, voilà cette neige qui se met à tomber ; les vastes étendues de landes et de forêts qui moutonnent autour de la can de Ferrières sombrent rapidement dans la grisaille.

Les trois bouscatiers n’ont pas moins d’une heure de marche pour regagner leur gîte ; le parcours est assez accidenté, la nuit est là ; les gens du Haut-Pays n’aiment pas beaucoup se laisser surprendre loin de chez eux par un temps pareil : il y a eu, même récemment, de malheureux exemples.

Dès qu’il aperçoit les premiers flocons, le vieux Reilhan fait signe à ses deux fils qu’il est temps de déguerpir. Le sac bouclé, hache à la main et un fagot sur l’épaule, ils sortent du bois et les voilà partis dare-dare par le travers des pentes d’herbe rase qui commencent à grisonner ; le découvert domine de très haut l’espace d’une vallée déjà pleine de ténèbres.

C’est un fond de hêtres clairsemés, d’éboulis et de mauvais pâturages que d’autres pentes sévères murent de tous côtes. Le site, quoique de dimension importante, ne montre qu’une solitude ingrate et sans perspective, refermée sur elle-même par les puissants contreforts des plateaux ; accrochées par endroits, minuscules à cette distance comme des nids de guêpes, des métairies désertes, des fermes inhabitées flanquées de bergeries en ruine. Aucune lueur, aucune fumée ne signalent nulle part la moindre trace de vie. Il n’y a rien que les flancs abrupts, décharnés, d’un cirque que trois saisons sur quatre plongent dans la stupeur des pentes rêches ou des neiges tardives ; on sent que la vie a fini par se retirer d’un endroit qui ne lui convient pas, ou plus.