Guillaume Tell, Jean-Jacques Rousseau, le lait Nestlé ; autant d’écrans de protection et de bouffées d’oxygène, dans ce milieu familial si haïssable, si dégradant quand on est amoureux et qu’on a besoin autour de soi de pelouses et de roses. Premier acte de volonté : savoir se priver de ces enfantillages. C’est en lui, pendant ces six mois, qu’il puiserait force, courage, volonté, en lui qu’il respirerait Son Odeur – Leur Odeur, l’odeur de cette ville, et celle de la Suisse, car tout cela allait ensemble – avec cette jouissance encore plus subtile de celui qui a trouvé un trésor et qui le garde pour lui tout seul : preuve de caractère, gage de réussite.
Il tournait, retournait et ruait dans son lit, d’impatience, et comme si cela eût pu faire avancer les choses. Parfois, il tendait l’oreille, croyant entendre marcher dans le couloir de l’hôtel : il n’y avait aucune raison pour qu’une vendeuse de la librairie, blonde (la sienne), brune, rousse, qu’importe, instruite de son adresse et qu’il allait quitter la Suisse dès demain matin, ne vienne, comme ça, au milieu de la nuit, sous un prétexte quelconque… O Dieu des Armées ! Il fallait que ça marche ! Ça marcherait… Il se calmait. Ces filles, tout de même… Elles étaient d’une autre race, elles respiraient la santé, la jeunesse. Les gens d’ici ne devaient pas vieillir : ils étaient immortels, comme en Amérique. On ne pouvait pas imaginer non plus que ces merveilles habillées en fille fassent pipi… C’est la pauvreté qui sent mauvais, qui va au cabinet, qui est vieille. Oh ! se laver, se blottir dans ce corps divin, l’avaler, ou en être avalé… Et la machine repartait de plus belle.
16
Les premières chaleurs se déversaient de nouveau à travers les villages et les bourgs, suaves et moelleuses le matin, lorsqu’on traversant les jardins on n’avait pas l’impression d’avoir quitté son lit, et qu’on sentait la jeunesse appelée dans le sang par ce ciel Immense, ouvert au monde entier et à toutes les promesses – mais chaleurs troubles, sensuelles dans le faux été de l’après-midi ; déprimantes, même, comme si l’arôme chaud et pimenté du trottoir d’asphalte, respire depuis une fenêtre, promettait une aventure vouée par avance a la solitude et à l’attente vaine. Quelle promesse attendre de ces bourgs mortels, de ces montagnes de silence ? Quelle aventure, quelle aventure espérer dans la touffeur bourdonnante de l’après-midi, toutes pensionnes closes, prostré dans la pénombre comme une vieille séquestrée, imaginant les gestes, les balbutiements, le souffle rauque de l’amour, avec l’amère et irrévocable certitude que rien au monde ne vaut son gâchis ou ses mécomptes, et surtout pas la sécheresse orgueilleuse du penser ou de l’expérience. L’oreille aux aguets épie le bruit des pas qui se rapprochent et qui s’éloignent : quelqu’un, jamais, s’arrêtera-t-il ? mais comment ont-Ils fait pour se rencontrer, se retrouver dans un lit, tous ces mariés funèbres du Haut-Pays – avec l’obscène puritanisme de la terre gavote ! Nés pour mourir, nés pour pourrir. Et pendant ce temps sans caresse où tu agonises, il y a des gens qui s’aiment à ventre que veux-tu de l’autre côté au monde !
Autour de la petite ville aux toits plombés sous la lumière droite, le regard n’accrochait aucune coulée de verdure, pas un arbre neuf, ni la moindre pelouse rafraîchie, lumineuse : rien que cette pelade jaune des pentes, la forêt décharnée, la ferraille des buissons inhabités, dans ce pays exaspérant qui mettait plus longtemps que les autres à trouver le printemps, et le cueillait trop tard, comme un fruit blet, tant sa pauvreté, la rustrerie de son climat le mettaient même à la traîne des saisons.
Avec cette chaleur précoce, les montagnes et leurs croupes teigneuses, déboisées ou paraissant telles, évoquaient Ta crasse aride de terrils de mine géants, et leur tapis d’herbe jaune écrasée, une mauvaise zone industrielle, avec ses terrains vagues, ses remblais charbonneux, ses vallées colonisées et leurs eaux sales, sous la neige désertique des sommets ; tout renforçait cette impression de misère besogneuse et utilitaire : l’affluence des poteaux électriques et leurs réseaux anarchiques désenchantant le paysage, contaminant fermes et hameaux, encrassant leurs façades ; les énormes citernes de goudron au bord des routes, maculant de flaques ridées les banquettes herbeuses ; les tas de graviers sur les terre-pleins de garage, les engins pour les routes, immobilisés comme les tripodes de Wells par une épidémie foudroyante – ou leur emplacement reconnaissable aux pertes de cambouis qui eussent entraîné leur disparition ; tout cela étant la marque des régions livrées au despotisme ouvrier des Ponts et Chaussées, qui laissent à vie un pays en chantier ; sans oublier les tubes des balcons passés au minium et laissés tels quels ; ou pire encore : ces toits de tôle aussi minables et veules que le serait un homme descendu dans la rue en caleçon. Et que l’étaient ces joueurs de boule en pantoufles et en tricot de peau, eux et leur accent débraillé, traîne-pisse, dont la fausse bonhomie ne cachait qu’à moitié la lâcheté, la petitesse, l’égoïsme… Eux et leur haleine anisée, mégotière… Eux et leurs vieilles à moustache qui vont au marché en traînant la savate, avec leur sempiternel sac en toile cirée pendu au poignet et le porte-monnaie à la main – pourquoi pas vos pots de chambre ? – comme deux organes inséparables à quoi se ramènerait le principe de leur système vital. Quant à leurs gamines, affublées de noms qui puent la naphtaline, le chignon serré, les triples jupes noires et la poitrine de punaise : Thérèse, Marthe, Élise, petites vieilles de cinq ans aux mollets grêles, aux yeux rapprochés et aux bouches sans lèvres, des sangs appauvris par le cousinage du lit, avec leur petite perle perce-oreille qui leur donne un visage de jeune morte, elles font illusion jusqu’à vingt ans – et à la condition qu’on n’y touche pas – pour prendre un quart de siècle en deux enfants… Leur printemps aura été de courte durée : il fallait les voir à ce moment-là traverser la rue en courant, la tête gaufrée de bigoudis, le gras de la cuisse à l’air par la fente du peignoir, en riant de ce rire scatologique qui associe et soumet traditionnellement le sexe à ses servitudes subalternes… O race atrophiée, usée, goitreuse, brèche-dent, qu’il la haïssait, maintenant, le rouquin de Maheux !
La Suisse, ses panoramas de première classe, ses lacs publicitaires, ses montagnes de syndicat d’initiative, ses petites putains aseptiques ont eu raison, très vite, de cette province délabrée, tannée, culottée, qu’il a eu peine à reconnaître après quinze jours d’absence : ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’elle a retrouvé ses dimensions normales. Sur le moment » tout lui paraissait minuscule, aimé, miteux ; ce qu’on prenait pour des montagnes n’est qu’une modeste houle de collines exagérées par une enfance sédentaire. Les immeubles climatisés du Nouveau Monde effaceront de sa mémoire les forêts de l’Ancien, l’enfance et la pauvreté mystérieuses.