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Une charrette roule et grince dans la rue, de l’autre côté du jardin, comme la charrette de la mort : pas un chat de vivant, à travers le petit bourg d'arrière-province que l’heure de la sieste écrase entre deux raides pentes. On entend le disque d’acier d’une scie miauler par intervalles, et les oiseaux de mai sautiller avec un bruit griffu sur le bord de la gouttière, juste au-dessus de la fenêtre, sans un cri. Au loin, une gerbe de clameurs pointues s’éparpille soudain, lâchée devant les écoles par l’heure de la récréation. Un clocher – mairie, collège, église ? – sonne trois coups – trois longs coups espacés, funèbres, résignés comme ce temps mort qu’ils mesurent, ou qu’ils constatent, et que constatent de vallée en vallée, de bourg en bourg, les trois mêmes coups immuables, inertes comme un glas, impuissants eux-mêmes devant la sourde et lente débâcle qui les entraîne et aspire tout vers la destruction : trois coups d’une sérénité d’éternité, écœurante comme la sérénité des cimetières, nerveusement repris comme un défi, quelque part dans la maison, le bureau sans doute, par une pendulette cristalline, sémillante, affairée, vigilante : M. Barthélémy en personne. Trois petits tintements rapides et brefs qui eux semblent avoir pris les choses en main et être bien décidés à les mener jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, tambour battant, sans s’en laisser conter. Trois petits coups qui mènent les affaires humaines, rassurants et bornés, comme toutes les entreprises de crédulité qui se surmènent et qui aboutissent. Derrière, ramenant un calme définitif, sur lequel apparaît dérisoire toute cette vitalité cristalline et sotte, le clocher égrène à nouveau ses trois lents coups intemporels, comme liés aux roches immortelles et au moutonnement des hautes solitudes quaternaires où l’ère des pendules aura compté pour quelques millimètres d’érosion.

On entendit sonner à la grille du jardin : ce fut comme si l’envoûtement se dissipait, comme si ce timbre limpide et grêle faisait relever le rideau sur le théâtre irrésistible de la vie quotidienne. « Les rombières…», pensa Joseph Reilhan.

Plusieurs fois par semaine, Mme Barthélémy recevait ces dames de la paroisse pour organiser avec elles les kermesses et les ventes de charité. Peu de temps après, on frappa à la porte de sa chambre ; c’était Mme Barthélémy, l’air mystérieux.

« On vous demande, Joseph » (les premiers temps, elle ne l’appelait jamais autrement que Joseph-Samuel, combinaison à elle encore plus fâcheuse que son prénom usuel, auquel il s’était finalement résigné). Et d’une voix confidentielle, haussant les sourcils, comme si elle lui annonçait quelque chose de stupéfiant et de honteux : « C’est votre frère…» Et devant l’air brusquement contrarié de Joseph : « Non, non, rassurez-vous, rien de grave, paraît-il…» Puis son visage se recomposa en une expression de commisération entendue : « Je ne vous savais pas un frère si… enfin, beaucoup plus âgé que vous.

— Il n’a que trente ans, dit Joseph, mais vous savez, trente ans dans les bois…»

Trente ans de quoi, Seigneur ! pensa Mme Barthélemy, ces bergers sont de véritables loups. Joseph lui emboîta le pas, furieux. « D’où sort-il, celui-là, maintenant, manquait plus que ça…»

Abel remplissait tout le fond du couloir : harnaché, bâté, velu, et, miracle, sa casquette, pour le coup minuscule, entre ses mains grosses comme des briques. Joseph serra les dents. Il attendait l’inéluctable ; « Holà, Joseph, kek-tu-fous-là ? », déjà prêt à rembarrer un bon coup cet abruti ; mais il songea tout à coup qu’il n’avait pas vu sa mère depuis au moins quatre mois, et que cela lui ôtait momentanément le droit d’engueuler son frère, surtout en présence de Mme Barthélémy.

« Qu’est-ce qu’il arrive », dit-il en appliquant symboliquement, et par trois fois, ses joues contre celles d’Abel ; il eut l’impression de donner l’accolade à une râpe.

Le géant le regardait en secouant la tête de bas en haut et en faisant : « aha… aha…», comme si Joseph avait commis quelque méfait de taille, et qu’il se préparât à lui flanquer une correction.

« Eh bien quoi, aha, aha, fit Joseph, excédé, qu’est-ce que ça veut dire...

— Je vous laisse, dit Mme Barthélémy, polie et compatissante. Installez-vous avec votre frère dans le petit salon.

— Tu veux…» dit Joseph en montrant d’un signe de tête la porte du salon, mais sans bouger d’un pouce. Mme Barthélémy se décida à s’en aller. « Aha, aha…», faisait l’autre en continuant à hocher la tête, les yeux plantés dans ceux de son frère, comme un sourd-muet qui aurait un secret terrible.

« Bon, écoute, dit Joseph, surnaturellement calme, résigné à tout, nous allons nous asseoir dans cette pièce, et tu t’expliqueras tranquillement. »

Il venait de décider qu’il parlerait à son frère comme à un petit enfant, et cela lui apportait une étrange sérénité.

Abel le suivit en courbant la tête, comme s’il passait sous un plafond trop bas, et triturant sa casquette d’un geste rapide et mécanique. Joseph s’effaça pour le laisser entrer, referma la porte derrière lui, s’appuya contre elle :

« Avant toute chose, comment va maman ? » dit-il décemment ; il avait les bras derrière le dos et tenait la poignée de cuivre entre ses mains, en la faisant doucement bouger, comme s’il allait ressortir, et que leur présence à tous les deux dans cette pièce fût très passagère, accidentelle, et même tout à fait imaginaire.

Le « aha…» recommença de plus belle, ainsi que la trituration de la casquette, que Joseph considérait d’un air méditatif, sentant revenir au galop son exaspération, et en même temps fasciné par la rapidité avec laquelle ces grosses mains pataudes faisaient tourner le couvre-chef. Au bout d’un instant, il n’y tint plus :

« Arrête ça, je t’en prie, tu me donnes mal au cœur ; et parle ! »

Avec une obéissance merveilleuse, Abel fourra sa casquette dans une poche et se décida à s’asseoir ; du même coup il trouva ses mots.

« Justement, dit-il, c’est la mère…» Il écarta les mains en signe d’impuissance.

« J’espère qu’elle n’est pas malade, dit Joseph, attelé à son tour au tripotage de la poignée de la porte, comme tout à l’heure son frère à celui de sa casquette. Je viendrai la voir un de ces jours. J’ai eu beaucoup de travail, et puis…– il eut subitement envie de frapper un grand coup, d’anéantir l’adversaire, de trancher une bonne fois pour toutes dans ces dépendances et ces familiarités intolérables – autant que je te le dise tout de suite – mais surtout pas un mot à maman, hein ! – eh bien, je vais partir. »

Il lâcha la poignée de la porte et se mit à aller et venir lentement, comme si l’importance de la nouvelle autorisait momentanément sa présence ici.

« Oui, tu comprends, la Suisse, c’est tout de même autre chose… Je vais m’occuper d’une librairie religieuse, en attendant de passer des examens…»

Il s’arrêta, découragé de poursuivre ses explications et ses demi-mensonges devant quelqu’un qui ne semblait guère en être impressionné et gardait les yeux fixes, plantés dans les siens avec la même expression stupide.

« Bon, enfin, tu en sais suffisamment. Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ? Et ne me répète pas sans arrêt : aha… aha…»

« Je suis sûr et certain qu’il n’a rien compris à ce que je lui ai dit. » Il le regarda comme un objet ; il fallait se faire une raison : jamais il ne parviendrait à étonner cet ignare. Et pourtant, la vraie réussite, c’est la vengeance, c’est d’épater avant quiconque ceux qui nous ont connu au moment où nous n’étions rien.