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« Ben, dit Abel, loin de tous ces problèmes, ben…» Il se frappa le front de son poing fermé, claqua la langue, ouvrit la bouche, et attendit un instant pour crier : « Ça tourne plus là-dedans », comme s’il y avait un décalage entre ses gestes et sa pensée.

« Pas la peine de crier si fort, je ne suis pas sourd…»

Selon un processus rigoureusement identique, Abel se frappa de nouveau le front, claqua la langue, ouvrit la bouche, et plus doucement cette fois : « Ça tourne plus là-dedans…»

Hypnotisé, malgré son impatience, par le fonctionnement mystérieux de la pensée chez cet être rudimentaire, Joseph ne réagit pas immédiatement à cette nouvelle, comme adoptant le même rythme mental que son frère. « Si les arbres pensent, se disait-il flegmatiquement, ça doit être ainsi que ça se passe. »

« Pourquoi, que fait-elle ? »

Ce qu’elle faisait ? Ah ! là, là ! Ça avait commencé un soir. En arrivant, il l’avait trouvée assise devant son fourneau, comme sourde. « Eh ! la mère… (il s’était levé pour mieux mimer le drame, et secouait Joseph par l’épaule) qu’est-ce qui se passe… Motus. Bougeait pas, répondait pas, du bois. L’avait secouée… (secouait Joseph) Eh ben, quoi, eh ben, quoi… Au bout d’un bon moment, elle avait fini par retrouver la parole… en faisant, les deux mains sur la tête : j’ché pas… Ce soir-là, elle avait mangé sa soupe, comme d’habitude, et puis : blam ! alors qu’elle se couchait toujours la dernière, elle avait filé au lit sans un mot, en laissant tout en plan, sa cuillère au beau milieu de son assiette, sans débarrasser la table, ni rien. Le lendemain, le jour était à peine levé qu’elle était dans la cuisine, en train de lui préparer son panier, comme si de rien n’était. « Et elle ne t’a rien dit ? – Rienn ! Rienn ! »

Il lui avait demandé si ça allait : elle lui avait jeté un de ces regards ! Il avait pas insisté. Mais maintenant, c’était plus comme avant.

Dans le feu de l’action, il recommençait à vociférer en secouant son frère et en mimant, comme tous les simples qui ne placent pas leur confiance dans les mots :

« Des heures entières, t’entends, assise sans rien dire, à regarder le feu, ou le vide…»

Et quand on lui parlait à ce moment-là, toujours ce même regard mauvais, comme si on lui avait volé sa chemise !

« Il n’y a qu’à faire venir le docteur, coupa brusquement Joseph, ainsi qu’on fait à un enfant dont on redoute une gaffe irréparable, ou quelque épouvantable vérité. Naturellement, c’est moi qui paierai la visite…»

Mais il n’y avait pas que ça ! Des fois, elle disparaissait : impossible de savoir où elle allait. Ou alors, elle restait accroupie dehors, et elle s’amusait à construire des petites tours en pierre, pour les remplir de paille et y mettre le feu, a-ton idée…

« Bon, bon, c’est entendu, dit Joseph, qui sentait augmenter son agitation, je vais venir. » Il ouvrit la porte. « Demain. Je viendrai demain. Tu lui diras que je viendrai demain. »

Il le raccompagna jusqu’à la grille en priant le Seigneur que ces dames de la Charité ne fassent pas leur entrée à ce moment-là. Abel ne semblait pas pressé de s’en aller. Il s’était planté au milieu du trottoir, et pour faire durer le plaisir, roulait une cigarette.

Joseph, nerveux, jeta un rapide coup d’œil à l’horizon :

« Bon, allez, à demain ; maintenant, il faut que j’aille travailler. Et surtout, n’oublie pas, hein : pas un mot à propos de la Suisse. »

Il ferma la grille et revint sur ses pas. Arrivé en haut du perron, au moment de rentrer, il se retourna : l’autre était toujours là, devant la grille – à une dizaine de mètres tout au plus ; cigarette pendante, moustache en berne, immobile et dépenaillé comme un épouvantail, il regardait stupidement dans la direction du perron : le vide bovin des traits indiquait la profondeur de la concentration mentale. Il y avait beaucoup à parier qu’il était en train de ruminer les déclarations énigmatiques de son frère ; énigmatiques ou stupéfiantes : sa cigarette n’était même pas allumée.

Une tache de cambouis, ou de crasse forestière, bougeait doucement sur son front ; ce devait être une ombre, puisqu’elle bougeait.

« Qu’est-ce qu’il attend ? » murmura Joseph entre ses dents.

Son irritation avait fait place à un malaise indéfinissable. Il regardait cette face ténébreuse et impénétrable avec une espèce de stupeur, comme s’il la voyait pour la première fois. Derrière Abel, de l’autre côté de la rue, des maisons, inoccupées, plates comme un décor de théâtre, mortelles à cette heure trouble de la journée où le ciel est comme une plage de sable sec sur laquelle vient mourir la lumière exténuée. Où tout est désert, silencieux : plateaux, villages, fermes – êtres humains. Une morne évidence dénuée de sens. L’existence de Dieu et celle de son frère lui semblaient tout à coup incompatibles, ou burlesques.

Il se secoua, et tournant les talons, s’enfonça dans la maison, soulagé de retrouver la fraîcheur et l’obscurité relatives du vestibule.

« Après tout, se dit-il, presque machinalement, Dieu a peut-être ses raisons. » Cet escalier ne lui avait jamais paru aussi pénible à gravir.

Dans sa chambre, où l’attendait son bureau encombré de livres et de paperasses, il se sentit brusquement fatigué, dégoûté de beaucoup de choses, même de la Suisse, irréelle. S’étant assuré, d’un coup d’œil par la fenêtre, que sa bête noire était enfin partie – partie vers ses forêts antédiluviennes – il se laissa tomber sur son lit et alluma une cigarette : car depuis son voyage en Suisse, il fumait. Il fumait en cachette, avec une délectation aussi scélérate que s’il avait feuilleté des livres cochons.

Ce n’était pas tant le goût du tabac, qui lui plaisait, que la sauce qu’il mettait autour, en singeant les gestes, les attitudes stéréotypées des brutes sexuelles et alcooliques de la littérature policière dans les bas-fonds de laquelle il faisait ses débuts clandestins ; tout ça pour se venger de tout ce qu’il n’était pas et aurait voulu être.

Il tapotait sur l’ongle du pouce le bout de la cigarette, soit-disant pour tasser le tabac ; allumée, il la laissait pendre au coin de la bouche en fermant un œil, comme la crapule ; fumée, il en expédiait le mégot d’une chiquenaude par la fenêtre. Il s’imaginait que toute cette comédie le virilisait, et qu’un témoin féminin délicieux et invisible qui l’eût observé dans la solitude de sa chambre – on se demande comment et surtout dans quel but – n’eût pas manqué d’être subjugué par cette irrésistible désinvolture de grand trousseur de jupons.

Aujourd’hui, la cigarette libératrice avait un goût désagréable : seulement celui du tabac. Les mains derrière la nuque, il la laissa se consumer toute seule entre ses lèvres jusqu’à ce que la cendre lui dégringole dans le cou ; alors il se redressa, hébété, croyant avoir entendu frapper à la porte de sa chambre juste au moment où il avait ressenti la petite brûlure sur la peau. Non, personne… Qui d’autre que son frère aurait bien pu venir le voir ! Il retomba dans cette somnolence crépusculaire de l’après-midi, dans les eaux troubles de laquelle rôdaient des inspirations venimeuses à l’affût d’une conscience engourdie, désarmée, comme des reptiles quittant leur trou à l’heure où les oiseaux s’endorment.

17

C’était la première fois qu’il descendait du car sans qu’elle fût là, noire et chétive – l’anxiété même – à l’attendre ; il fut moitié soulagé, moitié inquiet, devant ce sentier solitaire qui lui donnait l’impression que sa mère était morte, tant son image restait liée à son arrivée, à ce remblai escaladé par les fougères, à ce gros châtaignier sous lequel elle avait l’habitude de s’abriter, lorsqu’il pleuvait. Il grimpa, sa veste sous le bras et une bouteille d’eau de Cologne à la main, étonné de nouveau par le rétrécissement spectaculaire que le voyage, l’absence, le changement avaient fait subir au paysage : que ces montagnes, naguère himalayennes, paraissaient étriquées à côté de celles qu’il avait aperçues au loin, en Suisse… L’échine osseuse, les flancs décharnés, médiocrement boisés, leurs horizons bornés – vieillottes, usagées, besogneuses, domestiquées par leurs traversiers, perforées de mines : une banlieue méridionale décidément sans envergure.