En arrivant en vue de la ferme, il s’arrêta un instant pour souffler. Comme tout avait changé, en quelques mois… Juste au moment où on les retrouve, on voit les choses comme si on ne les avait jamais vues ; cela ne dure pas longtemps, mais c’est suffisant pour les découvrir telles qu’elles sont, écrêtées brusquement, dépréciées par des rivalités hautaines et impitoyables. Jamais, l’ensemble et la disposition des bâtiments ne lui avaient provoqué une telle impression de délabrement, d’abandon, de tristesse : murs lézardés, volets grisâtres, gondolés par la pluie, décolorés par le soleil, et qu’on n’avait pas repeints depuis cent cinquante ans : il y en avait même un qui pendait, là-bas, à moitié arraché, sinistre… Ces toits qui s’affaissaient, perdant leurs écailles comme une bête morte… Et ce fouillis indescriptible, dans la cour que pas une fleur n’éclairait, mais par contre qu’encanaillait un tas de détritus qu’on n’avait même pas pris la peine d’enfouir ou de jeter plus loin. Un drap pendait à une fenêtre, déchiré. Partout, des ronces et des orties, sournoises, velues, mangeuses de gravats, plantes rapaces flairant la charogne, comme attirées par les ruines prochaines…
L’ensemble offrait l’aspect du terrain vague et du bidonville, malpropre, malfamé, à peine plus décent que ces repaires où nichent caraques et clochards. Et là autour, l’indifférence royale du monde : le bleu total du ciel, poignant de pureté, innocent de toute cette misère, coupable d’une vénéneuse espérance – comme si la terre fût une prison intolérable à la plupart des hommes, et qu’on ne pût y vivre que l’esprit ailleurs – la douceur de la température, la limpidité de l’air immobile, laissant transparaître le bleu de la jeune verdure – frisson de verdure naissante encore un peu pâle et fripée, gluante de sirop… Royaume dont la trace se perdait, et qui n’existait plus que sous forme de décor, vaine et conventionnelle…
Cette décrépitude du lieu, dont l’accélération était beaucoup plus imaginaire que réelle, il la ressentait comme si elle n’était que le prolongement d’une fêlure morale congénitale ; elle trouvait en lui des correspondances lointaines et désespérées, mais moins amères qu’il l’eût cru… parce que précisément désespérées.
Le chien accourut en gémissant, lui aussi pelé, chassieux, servile, pitoyable : c’était toute son enfance bâtarde qui rampait à ses pieds en agitant la queue, bête-esclave reconnaissante à son maître de n’être pas rouée de coups.
Il fut sur le point de rebrousser chemin : il n’était pas ici ce matin pour se laisser emberlificoter par les astuces de la fidélité – autant dire du renoncement ; ni pour épouser les causes de son insuffisance, ou de son pessimisme (le fait de mettre causes au pluriel trahissait un lapsus étrange : il avait pensé à la fois « connaître » et « prendre parti pour »).
Mais la complaisance noire fut la plus forte : il s’accroupit, et, gorge serrée, caressa l’animal, fou de gratitude. « Toi, au moins, tu n’as pas à être quelqu’un, à épater les culs-terreux, ni à culbuter des jeunes filles suisses…» Il traversa la cour, accompagné par les sauts et les jappements insouciants, presque pénibles, du chien. Mais comment se faisait-il que tout ce chahut n’attire pas sa mère sur le pas de la porte ? Était-elle encore couchée à onze heures du matin ?
Il entra, franchement inquiet ; malgré le temps magnifique, peut-être à cause de lui, la pièce était sombre, humide, elle sentait l’être mort, la cendre froide : le fourneau n’était même pas allumé – sinistre, comme si s’était obligatoirement éteinte avec lui la vie de cette domestique qui avait fini par s’identifier avec son vieux tyran de fonte noire. Il entendit craquer légèrement les solives ; un chat ne les aurait guère sollicitées davantage. Il monta, appelant pour ne pas la surprendre. Elle parut enfin dans la cage de l’escalier, descendit à son avance, prudemment, marche après marche, donnant moins l’impression de faiblesse que d’une grande fragilité qui eût ralenti tous ses gestes : il semblait que le moindre choc l’eût brisée comme du verre. « Ah ! C’est toi…»
Elle l’accueillait aussi placidement que s’ils s’étaient quittés la veille. Elle parlait d’une voix un peu nonchalante.
Il l’embrassa, décontenancé ; la robe, le châle qui enveloppait ses épaules paraissaient tendus directement sur les os. Elle trottina devant lui, ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dehors.
« Il fait bien froid, ici… Tu n’allumes pas le feu ? »
Elle referma la porte ; quelque chose semblait la chiffonner.
« Tu ne vois pas qu’il est sous la table ? »
Elle cherchait le chien.
« Le feu… Oh ! Tu sais, pour moi toute seule… Je l’allume le soir. Mais puisque, tu es là…»
Elle s’affaira, brisa quelques bûchettes, froissa un vieux journal.
« Abel t’a dit que je viendrais, aujourd’hui ?
— Ah ! Oui… Il me l’a dit…»
Elle hocha la tête en ayant l’air de réfléchir là-dessus. « Et tu as reçu mes cartes ?
— Oui, oui… Elles sont jolies…» Elle souriait.
Les cartes postales étaient alignées sur le dessus de la cheminée : Genève, le jet d’eau, le lac, Thonon, Evian… Images rassurantes d’un monde en ordre, dont on sentait la sécurité lointaine – échantillon des Puissances Supérieures Occultes.
Un peu de fumée s’éleva de la grille du fourneau ; elle ouvrit la fenêtre pour faciliter le tirage. L’odeur du feu, mêlée à cette quiétude matinale et ensoleillée – on entendait à peine craqueter le bois sec ; enflammé – suspendit un instant le cours des choses et du temps. Il ressentit une intense sensation de bien-être et de légèreté – vie retrouvée à sa source fraîche, non encore contaminée par la maladie mortelle des hommes. Tandis qu’elle tisonnait son feu, il regardait par la fenêtre, étonné par cet instant de paix merveilleuse et surnaturelle qui se prolongeait en lui, n’osant penser trop fort, ni faire un faux mouvement, crainte de dissiper cet enchantement fragile.
Ces sensations intimes étaient au fond aussi dérisoires que poignantes : c’était comme si on se tenait toute sa vie à côté du vrai monde, à côté de la vie, à côté de la beauté et de la vérité, mais perdu pour lui, perdu pour elles, sans parvenir à replonger tout à fait dans l’innocence originelle – qu’on frôlait pourtant dans des instants semblables à celui-ci. Au seuil du Royaume, sur les frontières du monde interdit, témoin malheureux, jamais dedans… Il songea à son accident, à sa vie antérieure, où de tels moments de plénitude étaient monnaie courante : il y avait toujours le grain de sable qui venait flanquer tout par terre, la punition, et tout, ensuite, se corrompait à toute vitesse. Abel, lui, peut-être… Il soupira :
« Tiens, voilà pour que tu fasses la coquette…»
Il lui tendit la bouteille d’eau de Cologne. Elle la lui prit des mains et la tint serrée contre la poitrine.