« Tu ne veux pas la sentir ? »
Il l’observait, guettant le moindre signe qui lui eût brusquement rendu ce visage étranger, qui l’eût rendu étranger à lui-même. Elle avait l’air simplement préoccupée et nonchalante.
« Oh ! Si c’est toi qui l’as choisie, elle doit sentir bon…»
Leur regards se croisèrent, ou plutôt, il essaya d’accrocher dans celui de sa mère une connivence, un signe d’intelligence muet qui fussent une réponse à l’interrogation qu’il mettait dans le sien : « Tu dois bien te douter de la raison pour laquelle je suis ici ce matin ; dis quelque chose, ou fais-moi comprendre que tu comprends…» Mais dans ces yeux rapetissés par la vieillesse, comme nageant, au milieu d’un nid de rides, dans ces fausses larmes qui humectent continuellement les yeux de certains animaux, il n’y avait rien qu’une gaieté affreuse sur laquelle son propre regard n’aurait plus aucune prise. Le silence s’élargissait entre eux, dense, inquiétant, palpable comme un écran étanche de part et d’autre duquel il eût été impossible de communiquer.
« Bien ; et alors, c’est tout ce que tu me racontes. Tu es contente, au moins, de me voir ? »
Elle hocha de nouveau la tête sans répondre, son sourire enfantin, légèrement cruel dans un visage de vieille femme, se diluant peu à peu, et remplacé insensiblement par cette expression préoccupée qui devait être devenue son expression naturelle. Elle serrait toujours la bouteille contre sa poitrine ; il la lui enleva doucement des mains et la posa sur la table. Puis, machinalement, comme il eût caressé un chien, il lui caressa les cheveux. Ce geste de douceur inutile lui donnait la nausée. Enfin, il s’accroupit devant elle :
« Dis, tu sais qui je suis, au moins ? »
A l’affût d’un revirement possible, il faisait semblant de prendre la chose en riant.
« Tu es Joseph », dit-elle gravement.
Il se redressa et la dévisagea pensivement un long moment, sans qu’elle parût y prêter attention. Il aurait préféré qu’elle ne réponde rien, ou pas ainsi. Nonchalante, lointaine, préoccupée par une minuscule pensée qui lui grignotait doucement le cerveau, elle était là, assise devant lui, présente-absente, aussi morte qu’une morte, légère petite poupée animale où la vie se faisait de plus en plus discrète, dont la peau était de plus en plus fine, les os de plus en plus délicats, creux comme ceux des oiseaux – et la conscience de plus en plus superficielle.
D’un coup, il pensa qu’elle mourrait comme elle était née, comme elle avait vécu : pour rien. Ce fut comme si d’un mouvement des épaules il s’était débarrassé d’un fardeau gênant. Il la prit par les épaules, deux petites noix dans ses paumes, qui n’étaient pourtant pas bien grandes, et lentement, avec précaution :
« Pendant que tu prépares le dîner, je vais aller faire un petit tour dehors, hein ? D’accord…» Il la flatta d’une tape de la main et sortit.
Un peu plus loin que l’aire, il tomba sur deux ou trois traces de cendres au milieu des pierres noircies, là même où jadis, écrasé d’angoisse et d’ennui, il s’amusait à ce jeu idiot et funèbre. Les tours qu’elle avait essayé de construire s’étaient effondrées, l’herbe qu’elles contenaient ayant brûlé, sauf une, où le feu n’avait pas pris : c’était pitoyable de maladresse et de grossièreté d’exécution. C’était même un peu difforme, monstrueux, comme ces travaux d’enfants retardés ou de débiles mentaux. S’il était besoin d’une preuve…
De toutes ses forces, il écrasa la tour d’un coup de talon, s’acharna sur les ruines calcinées des autres en soulevant un nuage de cendres. « Un salaud. » Il s’assit au soleil, sur un muret ceinturant un ancien potager, et, la tête entre les mains, contempla l’amphithéâtre de pentes roussies par la neige, où le printemps tardif commençait à plaquer çà et là des taches vertes ; plus haut, les falaises, qui dégorgeaient par leur pertuis les sanies rougeâtres du plateau ; et plus haut encore, couronnant leur crête d’un liséré noir, présence mystérieuse contre le ciel, la forêt – la forêt de sapins. Son cœur, d’effort brusque, de rage, lui battait dans la bouche. Apparu devant lui-même, il se considérait froidement.
« Un salaud. Je ne suis qu’un salaud. »
Comme une vieille embarcation abandonnée coule entre deux eaux ou se détache du quai et part à la dérive, elle avait fini par se détacher doucement de cette prison qui serait aussi son tombeau ; ni folle, ni saine, entre deux eaux, dans ce mélange hideux de la vérité et du délire. Trente ans d’attente déçue, de souffrance, d’espérances détruites, avec, sous le nez du matin au soir, cette muraille énorme, implacable comme la mort. Quoi qu’il fasse, maintenant, c’était trop tard, personne ne pouvait plus rien.
« Et pour rien ! »
Il serrait les poings, pris d’une colère neuve, inconnue, amère et stimulante, comme les grands vents païens de printemps, sur les plateaux.
Il passa l’après-midi avec elle, ayant décidé de ne rentrer à Florac que le lendemain, ou même le surlendemain : les Barthélémy comprendraient et ne s’inquiéteraient pas.
Dès qu’il eut terminé son assiette de « bajana », elle-même ayant mâchonné sa ration debout, toute seule, avant de le servir, suivant la bonne tradition, passée dans le sang, de la ségrégation des sexes – il se lança dans une grande opération de salut.
Il commença par ouvrir en grand portes et fenêtres : qu’au moins l’air et le soleil puissent entrer et circuler dans cette maison, renouveler cette atmosphère de sépulcre qui vous pesait sur les épaules comme une chape de plomb… Il eût démonté la bâtisse pierre par pierre pour la reconstruire plus loin et qu’elle trouvât une âme nouvelle. A défaut de cette solution idéale, il se contenta d’y mettre de l’ordre, nettoya, ratissa les saletés éparpillées dans la cour, brûla les détritus amoncelés sous les fenêtres, ainsi que pas mal d’épaves inutiles qui encombraient la turne. Dans la chambre de sa mère, coincé entre le mur et l’armoire, il y avait le matelas sur lequel avait reposé le corps de son père.
Ce fut la première chose qu’il brûla ; il le fit basculer par une fenêtre qui donnait derrière la maison, puis ayant traîné cette horreur au large, il l’arrosa de pétrole et y mit le feu. Il le regarda flamber imperturbablement. Il fit main basse sur d’autres vieilleries qui vinrent alimenter l’autodafé ; il éprouvait une âpre satisfaction à voir les flammes rouges dévorer et réduire en cendres des objets si longtemps complices de la misère, de tyrannies et de résignations intolérables.
Et il n’y avait pas que les maisons qui eussent réclamé des mesures d’hygiène radicales. Sa rage de brûler semblait inextinguible : s’il avait pu mettre le feu à tous les bâtiments, il eût été quasiment comblé : d’ailleurs, il avait toujours eu un goût bizarre et assez morbide pour le feu, les incendies – ne fût-ce que les incendies en miniature. On brûle ce qu’on peut.
Sur le moment, il avait eu peur que ce nettoyage par le vide n’affole complètement la pauvre femme, elle qui avait la manie de conserver jusqu’au moindre bout de ficelle… Mais elle le laissa faire sans protester, et même fit mine de mettre la main à la pâte.
« Non, non, aujourd’hui, c’est ta journée…»
Il l’installa dehors, dans un vieux fauteuil de rotin déniché au grenier, son tricot à la main, le chien attaché à côté d'elle de façon qu’elle n’ait pas à le chercher partout : manifestement, cette bête minable était devenue pour elle une obsession tyrannique.
« Allez, on va faire un peu entrer le printemps dans la maison…»
De temps en temps, il interrompait sa besogne pour venir lui dire un mot, ou jeter un coup d’œil sur elle depuis une fenêtre. Absorbée par son tricot, elle semblait sereine, et ne bougea pas de son fauteuil de tout l’après-midi ; dans un mouvement familier aux tricoteuses, elle haussait l’ouvrage à intervalles réguliers pour donner du mou à la laine, en écartant les coudes, et elle levait en même temps les yeux par-dessus ses lunettes pour s’assurer machinalement de la présence du chien. Hors de cette marge, étroite de conscience, elle ne devait plus très bien se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle. Et au fond, ce n’était pas plus mal ainsi.